Alexia Psarolis
Les mots pour le dire – Entretien avec Fanny Brouyaux

Le nom de sa compagnie en dit long : Too moved to talk, « Trop (é)mu.e.s pour parler », inspiré de l’œuvre du plasticien Fred Eerdekens. La place des mots, leurs nuances, les échanges… ces questions tiennent une place de choix dans la vie et le travail de Fanny Brouyaux.
Formée à PARTS, interprète pour différentes compagnies (Anania/Taoufiq Izeddiou, Cie Abis, La peau de l’autre, Cie Nyash, Julie Bougard…), l’artiste crée ses propres pièces – « De la poésie, du sport, etc. », « Warm », « To be schieve or a romantic attempt » –, participe à plusieurs créations en tant que conseillère chorégraphique et/ou dramaturgique. Depuis deux ans, elle initie, à La Bellone, des ateliers-rencontres entre professionnels, les Complicités chorégraphiques, pour échanger pratiques et expériences autour du rôle encore diffus de « regard extérieur ». Un véritable travail qu’elle revendique, à créditer (mais comment ?) et à rémunérer. Pour cette chorégraphe qui prend toujours plaisir à écrire, le pouvoir des mots n’est plus à démontrer.
Selon toi, quels outils de retour sont-ils pertinents pour la danse ?
Lors de la première session des Complicités, nous avons mobilisé des outils qui s’inspirent de la feed-back method de DasArts, et d’autres imaginés par Lorette Moreau, comédienne et metteuse en scène que j’avais invitée pour l’occasion. Beaucoup de danseurs ont du mal à verbaliser ; ce travail des mots n’est pas toujours simple. C’est pourquoi je trouve très intéressant d’être entourée de comédiens et comédiennes. Le travail chorégraphique peut être très fin, mais desservi si les mots n’y sont pas. Cela peut nous handicaper lorsque, par exemple, nous devons défendre un projet et nommer nos intentions auprès des institutions. Dans cette deuxième édition des Complicités chorégraphiques, j’ai voulu mettre en place une boîte à outils de mots magiques qui ont été révolutionnaires pour nous et ont débloqué nos créations d’une manière ou d’une autre.
L’atelier a donc été axé principalement autour du langage ?
Oui, ainsi que de la distinction entre les termes de regard extérieur et de dramaturge. On s’est amusés à dresser une grille en se posant les questions suivantes : comment et à quels moments un ou une dramaturge intervient-elle dans la création ? Quelle est la posture du regard extérieur ? Nous nous sommes rendu compte des différences de définitions et de manières d’aborder ce travail. Il existe une espèce de « jungle du crédit » assez déroutante. Cependant, comme l’exprimait Arnaud Timmermans, dramaturge à La Bellone, ce flou constitue un espace permettant de (re)donner de la dignité à des statuts parfois un peu délaissés, très peu financés ou valorisés. Utiliser le mot « dramaturge », plus prestigieux que « regard extérieur », peut donner une forme de reconnaissance à ce rôle d’accompagnant de l’artiste, surtout quand son investissement est important. Dans mon imaginaire, le regard extérieur est une personne qui va exprimer ce qu’elle voit ; après, l’artiste est maître de la digestion, alors que le dramaturge aide aussi l’artiste à digérer les informations qu’il reçoit et à rester cohérent dans son écriture. Selon moi, cette discussion du crédit est trop peu abordée et est, finalement, fondamentale pour des relations saines de travail.
Je pense que les conditions du regard dépendent de sa propre pratique, de son humilité et de sa disponibilité du moment. C’est, selon moi, quelque chose qui est très proche d’une démarche de soin, de « care ».
Ce flou suscite-t-il des frictions, des difficultés au sein du travail ?
Oui. Ma démarche part de ce constat et pas uniquement de mon expérience de chorégraphe ou de regard extérieur. En tant que danseuse également, j’ai entendu des frustrations au sein des équipes. Dans cette deuxième édition, nous avons pu mêler des observations très pragmatiques sur les conditions de travail à une réflexion créative et artistique : que pouvons-nous inventer comme nouvelle manière de travailler et de collaborer ? Est-ce qu’on accepte le flou, parce que, parfois, oui, la vie, ça glisse, c’est en mouvement, les rôles au sein des créations aussi évoluent parfois au cours d’une même création. Comment rendons-nous cela visible ?
Flavie Duclos et Mathilde Sannier, deux élèves de Philippe Guisgand (professeur au Département Arts/Danse de l’université de Lille, ndlr) ont créé le collectif « Regards complices ». Elles accompagnent des artistes émergents dans la création en invitant des enfants à faire regard pour les pièces. Comment faire regard autrement, collectivement ? Je trouve leur initiative très intéressante.
Le regard extérieur doit-il être le plus neutre possible ?
Pour avoir été regard extérieur pour différents artistes, j’ai l’impression que le neutre n’existe pas. Quand on me demande d’être ce regard, c’est justement parce qu’on connaît mon travail ou parce que la manière dont on a échangé a fait émerger des univers communs. Je ne crois pas à la neutralité. Par contre, j’aime faire très attention à la verbalisation dans mes retours, laisser beaucoup d’espace à l’artiste et à son projet, éloigner au maximum mon goût et mon jugement, un exercice intellectuel et sensible que j’adore. Je pense que les conditions du regard dépendent de sa propre pratique, de son humilité et de sa disponibilité du moment. C’est, selon moi, quelque chose qui est très proche d’une démarche de soin, de « care ». C’est tout un art.