NDD # 79 – Le paysage que je respire – Un entretien avec Hubert Godard
Propos recueillis par Patricia Kuypers
Depuis de nombreuses années Hubert Godard poursuit une recherche passionnée sur les ressorts du mouvement humain. Nourri de son expérience première de danseur et d’un questionnement sur le corps à partir de limitations physiques et de blessures, il a développé une collaboration avec l’univers médical, la recherche fondamentale et la clinique tout en combinant l’étude des différentes méthodes de conscience du corps telles que celles de Moshe Feldenkrais, de Matthias Alexander, d’Ida Rolf ou de Joseph Pilates.
Il réalise ainsi une synthèse originale où la pratique reste toujours intimement liée à une réflexion, sans cesse relancée par l’évolution des connaissances scientifiques. Son enseignement dans le département danse de Paris 8, qu’il a contribué à fonder avec Michel Bernard, ou dans la formation de professeurs en analyse du mouvement dansé au CND à Paris a marqué toute une génération d’artistes et d’enseignants. Sa capacité à éclairer les phénomènes physiques du point de vue de la phénoménologie, de la psychanalyse, de la neurophysiologie ou des pratiques corporelles ancrées dans une tradition spirituelle telle que le yoga ouvre à une nouvelle compréhension du mouvement. Créant des ponts entre la recherche, la science, la thérapie, l’esthétique, mais gardant la pratique et l’observation empathique au cœur de son intérêt, il défend une position éthique où l’altérité reste toujours au centre de son expérience.
L’édition d’un de ses textes, un événement rare, tant Hubert Godard privilégie l’authenticité et la richesse de l’événement vécu, a été rendue possible par la collaboration avec une danseuse et une praticienne en Rolfing 1, qui a facilité le passage de la pratique à sa traduction écrite. Plus qu’un exposé sur les théories qui sous-tendent la démarche, cet opus ouvre une porte sur ce qui peut se passer d’éminemment subjectif et d’imprévisible, durant une séance qui s’organise à partir de la question qu’amène la personne. En l’occurrence ici un psychomotricien voulant explorer sa manière de respirer, et touchant ainsi à un point essentiel de la recherche d’Hubert Godard, qui se concentre aujourd’hui autour de ces deux actes fondamentaux : marcher et respirer.
Ce texte sur la respiration propose un accès très concret à ce qui se passe pendant une pratique avec une personne. Sa manière de livrer un témoignage sur les séances manifeste comme une sorte de pudeur. Il y a un retrait, un choix de ne pas tout dire ou de ne pas tout montrer. Est-ce que c’est une intention explicite dans ta démarche d’écriture ?
C’était l’idée de rester au plus près d’une expérience de travail clinique, dans ce cas-là sur la respiration. Il me semblait important de garder le fil conducteur qui se crée durant la séance, qui se compose autant de silences que d’actes et de paroles. Ces séances ont été enregistrées. Il s’agit d’une série de cinq rencontres au cours d’une année, Charlotte Hess et Claudia Righini ont retranscrit l’audio, l’ont édité, puis me l’ont donné à lire. Le passage de l’expérience vécue à l’expérience éditée demande une réécriture pour être intelligible au lecteur qui n’a pas assisté au phénomène ou partagé cette expérience. J’ai donc réécrit ma partition en restant le plus fidèle possible à ce qui se passait pendant les rencontres pour en faire finalement un condensé en un texte. Tu as raison de parler de pudeur parce que cela ne donne pas à voir la méthodologie de la session. Cela décrit une succession de petits événements qui ont été déclencheurs d’une bifurcation dans le sensible.
Quand tu dis que cela ne décrit pas la méthodologie, est-ce parce que tu n’as pas envie de la livrer ou que tu estimes que cela n’est pas parlant pour quelqu’un qui n’a pas suivi le travail ?
Ce ne serait pas le même écrit, ici cela prend une dizaine de pages. Si nous le faisons dans un esprit cognitif, en tentant de ressaisir tout ce qui se passe dans une séance, nous sommes obligés de développer beaucoup plus. Cela génère une toute autre dimension textuelle. Là il s’agissait de donner un aperçu, qui soit en même temps compréhensible et témoigne avant tout de l’importance d’être présent au moment où émerge le phénomène. C’est ce qui est au cœur de mes recherches actuelles : comment se composent nos habitudes sensibles ? C’est très présent dans des publications, comme par exemple celle de Baptiste Morizot. Dans son livre sur la manière d’être vivant 2, il dit que l’écologie ne peut pas réussir si elle se manifeste uniquement comme une indignation contre une forme de capitalisme, mais qu’il y a aussi besoin d’amour pour qu’advienne une puissance d’agir efficiente.
Une pensée écologique seulement cognitive est vouée à l’échec. À l’heure actuelle nous avons un déficit de rapport à la nature, à tous niveaux. Une approche sensible nécessite l’émerveillement, cela requiert un nouveau rapport au milieu, au vivant. Et l’endroit le plus intime de ce phénomène est la respiration dans son paysage.
C’est vraiment intéressant que ce soit justement une séance sur la respiration que tu nous proposes dans ce texte. La respiration est un phénomène involontaire, comment peut-on agir dessus ? Comment te positionnes-tu face à une personne qui arrive avec une telle question ? Comment la regardes-tu, quel est ton dispositif d’accueil pour l’aborder ?
C’est vraiment la première question qu’il faudrait poser. Ce dispositif d’accueil, ce que j’appelle la fonction éthique dans le sensible, ce serait d’être d’abord dans la réception, la présence ouverte à l’autre. Si je pose ma main sur autrui, avant de le toucher, c’est d’être touché soi-même dont il est question. C’est donner la possibilité à l’autre de se sentir reconnu et d’engager ainsi avec lui une relation réciproque. Je l’accueille dans mes mains, je l’accueille dans mon regard, avec tous mes sens, dans une suspension provisoire de l’activité cognitive. Donc je vibre, je participe au phénomène qui a lieu dans le moment, alors quelque chose émerge de cette relation, avec ensuite le retour en arrière-fond du réflexif, bien sûr. Ce n’est pas de l’intuition pure puisqu’il y a un travail préalable, des connaissances sur la respiration, mais c’est le moment de la rencontre qui est le moment important, comme la rencontre avec le milieu ou avec le paysage où je vis. Cela convoque une écoute particulière que j’appelle une écoute éthique dans la mesure où c’est l’apparition de l’autre qui compte. Je n’ai aucune projection, aucun attendu, et aucun horizon par rapport à ce qui se joue. Ainsi je participe totalement du moment et puis surgit de la pensée, s’extrait une idée, advient un horizon, un chemin possible pour bifurquer par rapport à ce qu’il y avait de répétitif, de mêmeté 3 dans la respiration. Cela va permettre d’ouvrir une voie à une nouvelle motricité, une nouvelle gestuelle du respire.
Comment abordes-tu la personne, quelle est ta lecture du corps ?
Les modalités respiratoires dont je parle dans ce texte s’inscrivent dans la matrice de notre mouvance sensible tissée au fil du temps. J’utilise le terme « fonction haptique » 4, étendu à l’ensemble de l’activité sensorielle, bien au-delà du seul toucher, pour signifier l’activité motrice facilitant la saisie d’une sensation ou au contraire nous défendant de cette sensation. Cette motricité particulière qui n’est ni instrumentale ni sémiotique peut ainsi augmenter l’impact d’un flux, réduire ou supprimer ce flux, ou finalement agir comme un tamis. Cette activité et ses modalités construites depuis la prime enfance, peuvent être conscientes, non conscientes, inconscientes.
Notre respiration est nichée dans cette fonction haptique qui lui sert de pré-mouvement. C’est là que réside le départ possible d’une sortie de nos schémas pneumatiques habituels lorsqu’ils nous contraignent. Cette première lecture nous donne à voir la relation au milieu qui prélude à la respiration, son paysage particulier. Vient ensuite la lecture des modes d’orientation de cette personne, de son jeu gravitaire : la construction de son sol, de ses orientations spatiales, bref de son attitude et de son horizon. Et dans un troisième temps la construction de ses gestes respiratoires : les appuis physiques, les trajets du souffle, la temporalité inspire/ expire, l’intéroception 5 et le système nerveux autonome.
Mais au départ ce n’est pas tant une question de structure, de muscle, ni même de coordination, il s’agit de modifier son être haptique, c’est-à-dire l’endroit où je touche le monde, où le monde me touche. Dans ce croisement dont parle Merleau-Ponty, cette chair du monde6, il y a quelque chose qui vibre et je peux ainsi ouvrir le souffle à d’autres possibles. Ce sont les prémices de tout changement.
Un entretien paru dans le Nouvelles de danse n°79, à l’occasion de la parution du livre Une respiration d’Hubert Godard aux Éditions Contredanse.