NDD # 78 – « Entrer dans la profondeur du corps » – Entretien avec Melinda Buckwalter
Propos recueillis par Patricia Kuypers
L’approche du mouvement élaborée par Nancy Topf, connue sous le nom générique d’« Anatomical Release Technique », est relativement peu répandue en Europe francophone, même si l’artiste et ses collègues l’ont enseignée à la SNDO (School for New Dance Development) d’Amsterdam et au EDDC (European Dance Development Center) d’Arnhem et de Düsseldorf, au Dartington College of Arts en Angleterre ainsi qu’en Suisse. Le terme « release » reste une notion floue et désigne différents courants pas toujours bien identifiés. La plupart des représentants de la première heure de cette lignée de pratique étant aujourd’hui disparus, il est d’autant plus précieux de recueillir un témoignage de première main tel que celui de Melinda Buckwalter1, une de ses étudiantes, qui fut à l’initiative de la publication du recueil de textes The Anatomy of Center édité par Contact Quarterly. Faisant suite aux travaux de Mabel Todd dont on peut trouver les bases théoriques essentielles dans l’ouvrage « Le corps pensant »2 aux éditions Contredanse, s’est développé un enseignement basé sur l’imagerie anatomique, connu aussi sous le nom d’Idéokinesis proposé par LuluSweigard3. Il était transmis par des professeurs comme André Bernard, bien connu des danseurs à New York, ainsi que Barbara Clark4, Irene Dowd, et d’autres. Dans leur sillage, une génération d’artistes, interprètes et enseignants, dont Nancy Topf, mais aussi Marsha Paludan, Mary Fulkerson, Eva Karczag, Dany Lepkoff, entre autres,ont poursuivi dans cette même direction, utilisant des images placées dans le corps pour le mettre en mouvement à partir d’une conscience anatomique précise. Dans cet entretien avec Melinda Buckwalter, nous tentons de ressaisir les ressorts de cette pratique, sa spécificité et ses outils d’exploration. Profitant ainsi de l’expérience de danse vécue par l’auteure pour donner chair aux mots laissés par Nancy Topf.
D’où est venue la nécessité de publier les écrits de Nancy Topf dans un livret de Contact Quarterly ?
Je pense que la nécessité est venue du groupe d’étudiants qui avaient perdu leur professeure de manière aussi abrupte. Elle avait laissé un manuscrit inachevé, alors qu’elle n’avait produit que peu d’écrits, et, au moment de sa disparition, elle était justement en train de mettre à jour son travail sous la forme d’un texte faisant dialoguer deux personnages. Chacun d’entre nous pensait que nous allions pouvoir finir l’ouvrage, mais à chaque fois que nous nous attelions au travail d’édition, il devenait évident que Nancy n’avait pas eu le temps de développer les personnages de son livre de manière consistante. Elle venait juste de commencer à travailler avec un coach et était arrivée à cette idée d’un dialogue entre deux personnes, ce qui l’enthousiasmait beaucoup. Elle était vraiment dans un moment fort de son développement quand elle est décédée, elle savait très clairement où en était son travail et là où elle voulait aboutir. Nous imaginions que cela n’allait pas être très compliqué de poursuivre l’œuvre inachevée, mais cela s’est révélé être une vaste entreprise. Ceux d’entre nous qui étaient les plus à l’aise avec le travail d’écriture s’y sont engagés, mais cela s’est révélé difficile à conclure. L’ouvrage était dans un état qui ne rendait pas possible sa publication en tant que manuscrit fini, l’option de réunir une partie de textes choisis semblait plus adaptée.
À la lecture il apparaît évident que Nancy Topf était en train de chercher comment traduire sa pratique en mots, ce qui constitue un énorme pas à franchir pour une telle approche corporelle basée sur la sensorialité.
En effet, elle était particulièrement consciente de cette nécessité. Elle adhérait au point de vue de Barbara Clark, une étudiante de Mabel Todd, qui était très attentive à garder la formulation la plus simple possible pour éviter que l’on intellectualise les informations et afin d’amener les lecteurs dans un processus où il était indispensable de passer par le corps. Il s’agissait de promouvoir un mode de connaissance proposant une alternative par les sens plutôt que de rester centré sur l’écrit. Et concernant cette nécessité de rester relié à la pratique perceptive, il est intéressant d’observer que Nancy Topf commence son manuscrit en explorant la bouche. Ce n’est pas une approche que nous avions nécessairement abordée avec elle, mais j’ai trouvé cela tellement brillant dans la mesure où elle parle de mots et nous amène en même temps dans l’espace des mots tout en nous renvoyant au corps. Une des notions phares de son enseignement, et qu’elle tient de Barbara Clark, est que « le corps réclame la profondeur ». Ainsi, il n’y a pas besoin de descendre au sol pour entrer dans le ressenti, on peut continuer à lire tout en plaçant son attention dans la bouche. Cette sensation d’entrer dans la profondeur du corps, de percevoir les différentes couches organiques vous transporte immédiatement dans une autre dimension, même si vous êtes toujours en train de lire le texte. Certaines personnes peuvent trouver simpliste cette mise en scène d’une conversation entre des personnages, mais je pense que ce subterfuge facilitait l’évocation de l’expérience sensorielle.
Quand on lit le texte, même dans son état de non-achèvement, on perçoit cette tentative de parler directement au corps. Sans avoir jamais travaillé directement avec Nancy Topf, j’ai le sentiment de pouvoir, à travers la lecture, appréhender une partie de son approche.
Je pense en effet que cela opère, mais aussi parce que ce type d’approche sensorielle du mouvement a aujourd’hui infiltré la pratique quotidienne des danseurs. Aujourd’hui, l’usage de la visualisation anatomique connectée au ressenti dans le corps a été absorbée dans le corpus de connaissances du monde de la danse. Nous sommes à même de lire cet écrit et de comprendre comment intégrer ce matériau, mais ce n’est tout de même pas ce qui est enseigné dans les cours de danse contemporaine plus traditionnels.
Pourrais-tu nous dire en quelques mots ce que représente le terme « Release Technique », même si, bien sûr, nous savons qu’il recouvre différentes approches ?
Ce fut une expression très utilisée à New York dans le monde de la danse des années 90. J’en parle au début du recueil dans un bref historique : c’était très à la mode à une certaine époque, mais personne ne savait vraiment d’où cela venait ou n’avait une idée précise de ce que cela désignait. On l’a reliée à l’esthétique de la danse de Trisha Brown par exemple, et cela a été spécifié dans bien des pratiques telles que la Skinner Release Technique, Susan Klein Technique…, mais c’est resté comme une idée très générale d’une technique de danse provenant de downtown New York. Aujourd’hui, on ne parle plus vraiment de Release Technique, on évoque plutôt l’idée de faire du travail sensoriel. Cela a été intégré dans un certain type d’enseignement de la danse, du moins aux Etats-Unis. Pas dans la danse moderne, mais dans les ateliers de danse contemporaine il y a souvent des moments où l’on utilise le toucher, le travail avec un partenaire, la notion de multi-sensorialité dans l’échauffement ; que ce soit avec le Body-Mind Centering, le Feldenkrais, la Technique Alexander, ou que ce soit une approche orientée vers le Contact Improvisation dans un travail en duo, en amenant des informations sensorielles à l’autre à travers le toucher, ou encore dans toutes les approches les yeux fermés.
Comment peut-on donc distinguer ce qui est vraiment spécifique de la démarche de Nancy Topf ?
L’usage de l’image anatomique était au centre de son travail, comme une base pour l’amener ensuite dans le mouvement. Les quatre collègues qui ont développé cette approche, Marsha Paludan, Mary Fulkerson, John Rolland et Nancy Topf, étaient tous d’accord sur cet axe, déjà présent dans l’enseignement de Barbara Clark. Nancy trouvait cela désolant que, dans sa propre formation, la connaissance du corps, de son fonctionnement dans le mouvement avait manqué. Elle avait pourtant étudié avec Margaret H’Doubler à l’Université du Wisconsin, qui portait attention à la physicalité du corps, un peu comme Anna Halprin, explorant à partir de mouvements simples, mais Nancy fut frappée lorsque Barbara Clark lui demanda de toucher l’os du talon et qu’elle n’arrivait pas à le situer dans son corps. Son enseignement ne consistait pas uniquement à obtenir une connaissance anatomique, mais à savoir comment utiliser le corps de façon anatomique.
Quel rôle jouait le dessin dans son enseignement ?
Un des aspects les plus stimulants de sa pédagogie était l’intégration du dessin, ainsi que le développement de partitions de mouvement. Il ne s’agissait pas juste de se représenter la forme, du sacrum par exemple, mais de le ramener dans la globalité du corps. Si tu perçois l’arrière de la gorge comme relié au sacrum, alors tu acquiers ce sentiment de profondeur dans le corps et tu peux t’appuyer sur cette connaissance quand tu danses. On le comprend mieux en pratiquant les cycles corporels basés sur une circulation dans le corps. Elle proposait d’explorer ces cycles dans la danse, ce qui permettait d’intégrer l’imagerie anatomique avec laquelle tu avais travaillé auparavant. On passait par exemple 15 à 20 minutes à travailler avec le mouvement en cuillère à l’arrière du sacrum, à explorer comment on le ressent dans des étirements, à étudier certains schémas des mouvements de développement, et ensuite on improvisait. On pratiquait le dessin, dont l’élément essentiel était le tracé des directions vectorielles pour aligner les forces en jeu. Il ne s’agissait pas d’étudier les cycles pour les exécuter correctement, mais d’éprouver comment cela circulait à partir de cette conscience corporelle. Il y a énormément de niveaux où se déploient les cycles, mais ils commencent toujours très simplement et ils sont renforcés par les dessins.
Peux-tu décrire plus précisément comment agissait le tracé de ces cycles ?
Dans son enseignement Nancy Topf proposait d’étudier les formes anatomiques et leur fonction, mais elle s’attachait surtout à la manière dont elles ont été conçues, leur design, comment les forces mécaniques agissent dans le mouvement pour telle ou telle partie du corps. Elle nous amenait à comprendre/ressentir ces trajets. Par exemple, un de ses cycles favoris était celui de la poussée vers le haut du psoas : comment le psoas s’origine dans les jambes et monte en diagonale vers la colonne vertébrale, provoquant ce contre-effet d’élever la colonne. Et comment ensuite l’appel de la gravité attire vers le bas les deux moitiés du bassin, qui s’ancrent dans les jambes à travers le psoas. Ces cycles remémorés deviennent ensuite des partitions de mouvement. Il faut imaginer aussi que, pendant que nous développions la danse à partir de ces explorations, son partenaire, le musicien Jon Gibson, membre à l’époque de l’ensemble de Philip Glass, nous soutenait en jouant une incroyable musique.
Cette approche m’évoque l’enseignement de Steve Paxton, entre autres dans Material for the Spine, également basé sur des images anatomiques explorées en mouvement.
En effet, Nancy Stark Smith, une des pionnières du Contact Improvisation, mentionnait comment, dans le groupe initial de CI, les personnes qui pratiquaient la Release Technique semblaient avoir un vocabulaire commun à partir duquel se référer quand elles suivaient le travail de Steve Paxton basé sur des images, comme dans la « petite danse », alors que d’autres se forgeaient leur propre expérience du Contact Improvisation sans disposer de ce background. Cela devait être incroyable d’avoir ces deux lignées réunies dans une pièce pour pratiquer ensemble.
Probablement que ce croisement a influencé réciproquement les deux pratiques. Pourrais-tu nous expliciter si c’est le cas et en quoi elles se sont nourries mutuellement ?
Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que j’ai eu l’occasion de rencontrer ces deux filiations, mais ce qui semblait notable c’est que les personnes venant du Contact tendaient à une attitude d’observation directe des phénomènes physiques, alors que le travail de Nancy Topf était plus nettement orienté vers l’imagerie. Quand j’ai rencontré les étudiants de Mary Fulkerson, j’étais surprise de voir qu’ils ne savaient parfois même pas précisément où se trouvait le sacrum dans le corps. J’ai pu observer dans l’enseignement de Dany Lepkoff comment, après une dérive dans les contrées de l’imaginaire en solo, on peut revenir au corps avec un exercice en duo, par exemple, où l’on doit vraiment négocier avec la physicalité d’un autre. J’ai toujours admiré la différence de cette approche, ces danseurs disposaient d’informations que nous n’avions pas nécessairement intégrées dans notre pratique. Mais le toucher était en tout cas toujours utilisé dans le travail avec Nancy.
Y avait-il aussi une influence de la Technique Alexander dans l’approche du release ?
Pas dans la lignée de Nancy Topf, mais, à partir du moment où l’idée qu’un cours de danse pouvait avoir une approche basée sur les sens, en particulier dans l’échauffement, que d’autres pratiques d’éducation somatique pouvaient être introduites, les danseurs ont commencé à utiliser différents types de matériau. À une certaine époque, les danseurs à New York suivaient l’enseignement de Susan Klein, découvraient l’approche de Joan Skinner, pratiquaient le Feldenkrais, le Body-Mind Centering, tout ce qu’ils pouvaient trouver pour les aider dans cette périlleuse entreprise de devenir un danseur. Dès la fin des années 50 et au tout début des années 60 on a commencé à se poser des questions sur ce qui constituait l’entraînement du danseur, comment il pourrait devenir plus humain et plus informé. C’est ce que proposait aussi précisément l’« Anatomical Release Technique ».