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    NDD # 74 – Pour une pédagogie du langage sonore

    Par Brice Cannavo

    En 1987, le philosophe français Jacques Rancière publiait l’un de ses ouvrages de référence : Le maître ignorant. Comme son titre l’indique, ce livre aborde la possibilité d’un enseignement basé non plus sur l’explication (établissant à cet endroit un rapport de supériorité du maître sur l’élève puisque le premier est présumé docte, le second, ignorant), mais sur une tentative d’émancipation de l’élève.

    Il serait alors moins question de transmettre son propre savoir que de lever un voile sur la faculté de l’autre à apprendre tout ce qu’il veut. Ce qu’on enseigne de cette manière, c’est l’utilisation de notre propre intelligence. Ce que l’on verra ici plus en détail, c’est l’enseignement comme révélateur de notre propre sensibilité. Dans une démarche comme celle-ci, celui qui enseigne sait qu’il est en train d’apprendre et les réponses de l’autre sont de nouvelles questions pour lui.

    Pour ce faire, il va s’agir dans un premier temps de « dédiaboliser » ou « désacraliser » (selon les étudiants) la technique, le matériel, le ramener à son statut premier d’outil. C’est important que des étudiants, futurs acteurs de la profession, se trouvent en situation de faire, sans trop s’encombrer de spéculations sur l’utilisation de tel ou tel matériel, telle ou telle technique, telle ou telle technologie, la priorité n’est pas là. Ici gît d’ailleurs une réalité qui parfois dépasse les besoins et les annihile au passage. Le trop de technicité. Il faudrait toujours accorder la technique à ses besoins et surtout pas l’inverse, au risque de se perdre, perdre le fil de sa pensée, de son écriture, de sa connexion au projet collectif. Il y a donc une véritable volonté de vulgarisation de la technique, de démocratisation, de façon à la rendre abordable pour tous, souple et adaptable à ses nécessités propres. Les projets au sein desquels la technique est en situation de démonstration de ses possibilités sont légion et le rapport d’autorité qu’elle installe dans la perception du tout est un appât qui flatte vite et facilement. Il va donc falloir être attentif à autre chose.

    Cette autre chose aurait à voir avec ce que Lautréamont, repris presque un siècle plus tard par les surréalistes, soupçonnait exister dans sa phrase : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Enseigner l’écriture sonore à des étudiants en Art du Spectacle c’est approcher la possibilité que cette matière au contact d’une autre (scénographique, lumineuse, parlée, corporelle…) puisse produire du sens, une sensation, une émotion. Émouvoir non pas dans le sens de tirer la larme par un recours à l’accord mineur un peu liquide et attendu mais plutôt au sens étymologique (e-mouvoir) de mettre en mouvement, faire passer la personne en état de réception, d’une situation interne A à une situation B. Ces situations, positions, peuvent être idéologiques, philosophiques, politiques, poétiques, éthiques, sensibles, etc. Et pour ce faire, le son doit être pensé et abordé comme un langage au contact d’autres langages. Un langage avec son esthétique et sa dramaturgie propres. Il est peu évident aujourd’hui de réinstaurer, dans la matière sonore non verbale, du sens ; et pourtant l’être humain y est attentif en permanence. Donner cours aux étudiants est une manière de faire ressurgir chez eux cette évidence enfouie, enfouie derrière la primauté de l’image, mais aussi enfouie derrière la manière dont le son s’apparenterait au quotidien à une forme de nuisance de laquelle on garderait une certaine distance. Apprendre à écouter. Si un son te dérange, écoute-le, dixit J. Cage, qui appelle par là au dépassement des préjugés. Cela pose toutes formes de questions et notamment celle du silence. Une des particularités du travail sonore pourrait être de faire entendre la qualité de certains silences, leurs poids, leurs densités, leurs porosités, ce qu’ils détourent, ce qui y est en suspens…

    Tenter de faire passer la personne qui reçoit d’un état A à un état B, c’est se laisser soi-même (au moment de l’écriture, de la graphie sonore) la possibilité d’être altéré dans son travail par l’utilisation de telle ou telle matière, accepter de se laisser surprendre, exploiter les failles de ce que l’on ferait habituellement sans y penser.

    Le contexte socioprofessionnel que nous côtoyons (au sens large mais ici plus spécifiquement dans le domaine culturel) est éminemment structuré, organisé, installé dans ses repères indéboulonnables. Il s’agirait d’y provoquer une forme d’ébranlement, de micro-secousses produites par l’expression d’une sensibilité non encore altérée, non encore émoussée ou usée par l’habitude de vouloir faire correspondre sa proposition à la chose attendue, entendue. Il s’agirait donc bien de rester en vie, au plus proche de ses convictions, de ses affects et de ses besoins de partage ; et de cette faculté, les étudiants en sont bien les plus doués, puisque tout frais. Tout l’art de l’apprentissage serait de les préparer à ne pas s’en faire dévêtir trop vite. Un rôle inversé donc pour qui se trouve être professeur puisqu’il s’agit plus de révélation de l’autre que de transmission à l’autre : mieux connaître l’étudiant pour mieux lui permettre de se révéler et de vivre le plus longtemps possible dans cet état de révélation. Le reste n’étant qu’adéquation, équation, mathématique et économie.

    Professeur d’esthétique et de dramaturgie sonore, de documentaire radiophonique et de son en spectacle vivant à l’INSAS, Brice Cannavo est diplômé en architecture aux Beaux-Arts de Paris. Créateur sonore, il a travaillé depuis 2006 notamment avec les chorégraphes et metteurs en scène (Erika Zueneli, Armel Roussel, Anne-Cécile Vandalem, Harold Henning…). Il réalise également de nombreuses pièces radiophoniques et travaille dans le domaine du cinéma pour la prise de son et le montage sonore.
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