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  • Nouvelles de danse

    NDD#74 Le silence, terreau de surgissements

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    Par Daniel Deshays

    L’histoire rend compte de modalités multiples des relations son/corps. Ont existé autant d’approches des formes que de natures de spectacles, et conséquemment ont eu lieu une infinité de variations.

    L’histoire rend compte de modalités multiples des relations son/corps. Ont existé autant d’approches des formes que de natures de spectacles, et conséquemment ont eu lieu une infinité de variations. Elles firent le grand écart entre un aléatoire musical cagien, découvert en scène par le danseur et, a contrario, une chorégraphie écrite pas à pas sous la dictée d’une musique de ballet préexistante. La « vacance sonore » du plateau de danse, à l’instar de la pellicule du cinéma muet, fut l’invitation à des recherches diverses. Toutes ont largement été oubliées.1

    L’expérience inverse, celle de l’écriture sonore improvisée en direct, trouve encore les faveurs de beaucoup. De ce point de vue, des outils (Live, Max/MSP…) ont été développés pour faciliter cette approche dite du temps réel. La méthode suppose une conception préalable permettant d’associer un réseau programmé (un patch) à de nombreuses matières sonores disponibles immédiatement (samples), augmentés parfois à l’aide de capteurs de mouvements permettant de synchroniser ou seulement de déclencher des programmes. Les formes sonores ont toujours dépendu des outils utilisés pour les produire.

    Pour ma part ce fut en amont, dès la prise de son, par déplacement des sons de leur contexte, que je commençai. Ce parcours put s’effectuer à part ou avec la danse et s’appliquer aux formes musicales comme aux formes verbales ou bruitistes. De méthodes, il y en a autant que de concepteurs ; concernant la danse : tout peut aller sur tout – rappelons-nous du « tout va » qu’exprimait Mauricio Kagel2 à propos de la musique de film…

    Il n’en va pas de même pour le théâtre, qui appelle la conception d’éléments qui doivent grandement participer à la confection d’un réel – aussi irréel soit-il – confirmant et amplifiant ce que l’écrit dramatique élabore comme univers. Le théâtre bâti à partir du roman offre plus de place au son que le théâtre classique, dont les constructions scénographiques ont historiquement pris en charge la matérialisation du monde par des figurations plastiques visuelles (décor, costume, accessoire). Le théâtre rimé contient, dans la constitution même de sa langue, un sonore qui exclut toute autre trace audible hormis l’abstrait de la musique. L’espace sonore premier du théâtre est sa langue, espace serré dans lequel il est le plus souvent très difficile de pénétrer, tant les metteurs en scène craignent les silences.

    A contrario, la danse laisse tout loisir de trouver la façon de l’investir ; le plateau est un espace silencieux offert. L’absence de texte laisserait-elle « un trop de place », un « trop de liberté » à celui ou celle qui doit y déposer des sons ? Des flux s’y déversent, la nature ayant horreur du vide.

    Ce qui m’intéressait était d’inventer chaque fois une forme spécifique qui, tout en étant conceptuelle, soit motrice de l’ensemble. Pour exemple, l’idée que nous avions développée avec le compositeur Nicolas Frize pour un ballet de Stéphanie Aubin donné au Centre Pompidou. La proposition était liée à la démarche que j’initiai dans les années 1970 pour l’enregistrement : toujours organiser la mise en scène de la prise de son. Pour l’occasion, les musiciens juchés sur des patins à roulettes arpentaient les allées d’un parking souterrain. Ils étaient tous équipés d’une chaînette attachée à la ceinture marquant leurs trajectoires quand ils ne jouaient pas. Cette musique accompagnée des crissements de pneus était diffusée depuis le fond du plateau sur lequel les danseurs circulaient à leur tour.
    J’ai souvent déplacé les sons dans des espaces inattendus. Ce qui différencie le monde des bruits de celui de la musique, c’est que les premiers ne se présentent pas comme un discours établi dans une continuité narrative. Pris dans le monde, ils émergent de partout, sans ordre aucun, toujours imprévisibles et solitaires ; ce sont des occurrences aux temporalités aléatoires qui ne se répètent quasiment jamais. Parce que les micros agrègent toujours les sons pourtant tous indépendants et que les magnétophones établissent des continuités où il n’y en a pas, notre premier travail consiste à réorganiser les solitudes sonores par démontage ou par construction de bruitages. Seule la discontinuité recréée permet d’offrir une place importante à la pensée du silence. C’est sous ce changement de paradigme que le renversement des pratiques dominantes peut s’opérer. Partir du sédiment silencieux permet de faire apparaître les durées sous des diversités sonores. Les sons, posés un à un, laissent entrevoir entre eux des lointains incertains ou des proximités ténues et fragiles. Car les silences vivent des résidus et des échos des phénomènes qui viennent d’avoir lieu. Si le silence est le sédiment des évanouissements, il est tout autant le terreau des surgissements à venir. Il est même le « dangereux » appel à l’évènement, un moteur qui, comme l’écoute, invite à prendre la parole. Le silence est le lieu même de l’écoute, c’est un espace partagé, moteur de nos désirs et lieu de retour à notre intériorité. La série de conférences données l’an passé en France avec le chorégraphe Dominique Dupuy nous a permis de développer une réflexion et d’appréhender la dimension et la nécessité de cette « fonction silence ». C’est, parce que spectateur je vois en scène le danseur ou l’acteur se tenant dans le silence pour écouter l’autre, son alter ego scénique, que spectateur je suis attentif et tendu à ce qu’il va proposer. De fait, la danse aurait raison d’interroger ses capacités à faire silence face aux épandages musicaux dont elle est l’objet. L’écoute n’est pas un objet séparé, elle est l’attention portée au général ; une attention limitée dans la durée car dominée par la scansion des surgissements. L’écoute continue est intenable. Nous élaborons en nous un sentiment de continuité qui n’a que peu à voir avec la réalité d’un monde discontinu. La continuité que nous fabriquons est semblable à la persistance rétinienne produite par les 24 images fixes défilant chaque seconde.

    La discontinuité des évènements domine ce lieu de surveillance dans lequel nous cherchons à établir des liens entre tous les évènements nouveaux. Nous tentons d’y appréhender ce que le futur nous réserve, ce phénomène représente ce que les neurosciences nomment notre « protention ». Apparition ou disparition sont des indices égaux de l’écoute, notre écoute se tient entre attention et détachement. Elle n’est pas vouée uniquement au sonore, elle relève aussi d’une perception générale portée par le regard sur l’expression des corps. Notre perception est globale, mais a contrario des éléments visuels qui perdurent devant moi, les évènements sonores demeurent très peu présents, ils s’évanouissent et ne persistent que dans notre mémoire. Brièveté d’une mémoire immédiate qui se trouve, elle aussi, tenue dans la nécessité d’oublier, pour laisser place à la mémorisation suivante, celle de ce qui vient juste d’apparaître.

    Le son est toujours issu d’un mouvement. Le mouvement est à l’essence du son de la voix, du geste musical, des bruits ; son et corps sont liés par l’action. L’acte est toujours adressé, porté vers quelque chose. Derrière cet « acte qui dit » se trouve l’autre, celui vers qui l’action est dirigée. Il y a dans le geste sonore une adresse qui déborde les différences de natures sonores. Parole, musique ou bruit, la production d’un son quel qu’il soit est la manifestation d’une relation, l’indice d’une l’altérité en jeu. Les productions sonores devraient être pensées dans toute les qualités propices à révéler la fragilité d’un échange, d’une relation en cours, toujours en devenir. •

    1 Cf. : Les cloches d’Atlantis, Musique électroacoustique et cinéma, archéologie et histoire d’un art sonore, Philippe Langlois, éd. MF, 2012.
    2 Le compositeur Mauricio Kagel ayant essayé de nombreuses formes de musique en relation avec des images avait conclu « Tout va », c’est-à-dire n’importe quelle musique peut convenir.
    Réalisateur sonore, professeur des Universités, directeur de recherches, essayiste et conférencier, Daniel Deshays interroge depuis plus de 40 ans l’écriture du son dans la fabrique du théâtre, de la musique et du cinéma. Il a publié trois essais, disponibles aux éditions Klincksieck.
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