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    NDD#87 Variation sur un mème thème

    Images issues de « I’ll Dance Dance Dance With My Hands Hands Hands | Wednesday Dance | TikTok Compilation » © TikTok Hop https://www.youtube.com/watch?v=qRcUjnAbMw4

    Par Élodie Verlinden

    À moins de vivre dans une grotte depuis plusieurs mois (ou années?), il est peu probable d’être passé à côté du phénomène des danses virales sur TikTok.

    Des millions de selfie-vidéos circulent sur ce réseau social dont les spécificités techniques et la facilité d’utilisation permettent à toute personne disposant d’un smartphone et d’une connexion Internet d’obtenir peut-être pas 15 minutes de gloire ¹, mais au moins quelques-unes. Sur quels mécanismes repose la viralité de ces danses, quelles sont-elles, qui en sont les auteurs et les autrices ?

    TikTok « même »-t-il ?

    Considérer ces vidéos comme des « mèmes » permettrait de répondre à la plupart des questions posées ci-dessus. En effet, dans un ouvrage paru en 2022, Est-ce que tu mèmes ? De la parodie à la pandémie numérique ², François Jost analyse en détail le fonctionnement de ces phénomènes. Si son corpus est quasi exclusivement composé d’images fixes accompagnées de texte, sa définition englobe bien d’autres catégories de mèmes qu’il est donc également possible d’analyser avec ses outils. C’est ce que nous allons tenter de faire. Selon sa définition, « un mème est une image ou une séquence d’images fixes ou animées résultant de la création ou de la transformation d’une image ou d’une suite d’images antérieures mise en circulation sur Internet » ³. Comme il le précise plus loin dans son ouvrage, la liste des différentes sortes de mèmes ⁴ est déjà longue et en continuelle expansion ; et Internet est à entendre au sens large, comprenant tous les réseaux sociaux qui nécessitent une connexion Internet. Toutes les vidéos de danse qui circulent sur TikTok ne peuvent donc pas être considérées comme des mèmes (une vidéo d’un danseur qui répète, la captation d’un spectacle, des archives, des tutoriels, etc.), mais certaines relèvent bien de cette catégorie et ce sont ces dernières qui nous intéressent.

    Mème-variant ou même-variation ?

    Jost distingue deux types de mèmes qui correspondent aux deux exemples que nous avons choisi d’analyser et de réaliser : les mèmes-variations (sans jeu de mot chorégraphique) et les mèmes-variants. Les premiers conservent l’idée mais diffèrent visuellement alors que les seconds maintiennent l’idée et les structures visuelles ou verbales ⁵. Les variants itératifs sont ceux que l’on rencontre le plus sur TikTok, ce sont ces danses qui circulent en conservant et la musique et les pas, et qui n’ont pas pour finalité de « détourner » la forme initiale, mais de la copier, l’imiter. On pense par exemple à « Jerusalema », à « Wednesday Dance » ou, plus récemment, à deux scènes déjà cultes du film Barbie (2023) : « Dance The Night » ⁶ et « I’m Just Ken ». Les tiktokeurs-danseurs-mèmeurs (TTDM) se filment seuls ou avec les amis, collègues, condisciples, frères, sœurs, parents, grands-parents, enfants, au travail, à l’école à la maison, au couvent… en train de reproduire cette même danse sur cette même musique. La variation est plus rare dans le cas des danses sur TikTok, mais en voici une récente et particulièrement populaire cet été : le 12 juin, le compte « Ballet World » publie la vidéo d’un cours à l’Opéra de Paris, le professeur énonce la suite des pas en les marquant. La bande-son de cette énumération de pas est reprise par de nombreux TTDM, à la fois pour en proposer des variants itératifs, mais aussi des variations (au sens de Jost) parodiques et humoristiques. Mais comment et pourquoi ces mèmes deviennent-ils viraux ⁷ et quels sont leurs ressorts ?

    Wednesday Challenge © Elodie Verlinden

    L’épidémie dansante

    Penchons-nous sur le variant itératif. Pourquoi les TTDM se mettent-ils ainsi en scène ? La plupart n’est pas professionnelle, les personnes dépensent un temps largement sous-estimé à réaliser ces vidéos. Or, afin de mieux comprendre le phénomène, nous avons (ma fille et moi), comme François Jost, commis des mèmes… Le premier fut la « Wednesday Dance » et, bien que cette séquence soit courte et simple à mémoriser, nous avons passé plusieurs heures à visionner les variants existants, mémoriser la chorégraphie, tenter d’être synchrones, choisir nos tenues, trouver le décor, etc. Bref, pour quelques secondes de résultat final, nous avons passé une après-midi entière de préparation et réalisation. Tout comme Jost, nous avons tiré la même conclusion, ce qui nous a motivées était le plaisir ⁸ et notamment celui de la complicité ⁹ entre elle et moi, mais aussi entre nous et les autres TTDM. Jost parle ¹⁰ de « Happy few » ou de « meme elitism » qui nous distinguent alors des « normies », qui n’ont pas réalisé leur « Wednesday Dance ». Paradoxalement, c’est bien parce que (entre autres) être un ou une « normie » est considéré comme péjoratif que les Happy few deviennent de plus en plus nombreux. Les spécificités des plateformes conditionnent le genre de mèmes qu’elles généreront. Il n’est donc pas étonnant que ce soit sur TikTok, plus que sur n’importe quel autre réseau, que ces danses virales se répandent. En effet, les outils mis à disposition des utilisateurs et utilisatrices permettent de devenir facilement réalisateurs et réalisatrices ; mais surtout, de reprendre les bandes-son sur lesquelles on créera son variant. Cet « hypotexte » est en effet « cliquable » pour permettre soit de l’utiliser (et de créer son « hypertexte »), soit de visionner tous les variants et toutes les variations l’ayant utilisé. De plus, il est reconnaissable comme « original » par un bandeau rouge sur la vidéo originelle. Le « patient zéro » de l’épidémie est facilement identifiable…

    Danser « pour du rire »

    Contaminées par le plaisir de « mèmer » et l’algorithme faisant son office, les vidéos qui nous sont désormais proposées dans les « Pour toi » de TikTok sont souvent des mèmes dansés ¹¹. C’est ainsi que nous avons été exposées à des parodies de l’exercice de l’Opéra de Paris. Comme expliqué ci-dessus, il nous a suffi de cliquer sur la bande-son pour retrouver sa source et ses variations et variants. En effet, certains danseurs et certaines danseuses, suffisamment compétents pour exécuter l’exercice sans se ridiculiser, ont pris plaisir à faire partie des Happy few capables de reproduire un exercice du niveau des professionnels de l’Opéra de Paris. Quant aux autres, qui ne comprenaient rien au jargon technique utilisé (jeté, tendu, entrechat, etc.), ils et elles se sont amusés à choisir une « lecture prosaïque » ¹², l’un des ressorts identifiés par Jost pour construire un mème. « Le mème repose très souvent sur une interprétation volontairement de mauvaise foi qui lui donne son effet comique. » ¹³ Le plus simple pour saisir tout cela étant de visionner l’original, un variant et une variation ¹⁴.

    Plaisir du consommateur

    Si le mèmeur prend plaisir, les consommateurs qui ne mèment jamais en prennent aussi et sont également responsables de la viralité par leurs « vues », « likes », « commentaires » et « partages ». À titre d’exemple, pour des milliers que nous avons visionnés, des centaines likés, une dizaine commentés, nous en avons réalisé deux. Le plaisir du consommateur vient évidemment du plaisir de rire dans le cas de la parodie, du plaisir visuel de certains variants particulièrement séduisants par le nombre de danseurs, par leur originalité, synchronicité, le côté « kawaï », mignon, sympathique de certaines propositions. TikTok permet de faire défiler, pendant des heures, des milliers de variants et variations. Et si, comme Jost encore, on considère que le plaisir des mèmes réside en grande partie dans l’observation des variations sur un même thème, « le jeu entre la persistance et les modifications, jusqu’au point où s’oublie parfois l’œuvre parodiée » ¹⁵, alors TikTok est très certainement, à l’heure actuelle, l’outil qui le permet le mieux. •

    Élodie Verlinden est première logisticienne de recherche et maîtresse d’enseignement à l’Université libre de Bruxelles. Elle enseigne à l’ULB (Master en arts du spectacle vivant) et à l’INSAS/La Cambre (Master en danse et pratiques chorégraphiques). Privilégiant une approche sémio-pragmatique, elle questionne les rapports entre la danse et la réception, et étudie l’influence des nouveaux processus de création sur les modélisations classiques.
    1 15 minutes of fame, Andy Warhol, 1968.
    2 François JOST, Est-ce que tu mèmes ? De la parodie à la pandémie numérique, CNRS Éditions, Paris, 2022.
    3 Id., p. 23.
    4 Id., p. 89 : « Photo fads, flash mobs, recreation Photoshops, lipdubs, misheard lyrics, recut trailers, LolCats, rage comics et bien d’autres encore… »
    5 Id., p. 115.
    6 youtu.be/5OzewMrs_j8?si=I7EfeW9Zrr5bpf1A
    7 Comme le souligne Jost (p. 23), la reprise massive, la viralité et l’aspect humoristique ne sont pas des critères obligatoires pour identifier un mème.
    8 Jost, op. cit., p. 211.
    9 Id., p. 213.
    10 Ibid.
    11 Notons qu’il y a en effet d’autres types de mèmes qui circulent sur ce réseau.
    12 Jost, op. cit., p.
    13 Id., p. 163.
    14 L’original : https://www.tiktok.com/@balletworld_1/video/7243766322327293189
    Un variant : https://www.tiktok.com/@esadauskaite/video/7254224487925779739
    Notre variation : https://www.tiktok.com/@elodie.verlinden/video/7259057827652717850
    15 Id., p. 224.
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