NDD#87 L’ère du contenu | Entretien avec (LA)HORDE
Propos recueillis par Nicolas Bras
Impossible de passer à côté de (LA)HORDE quand on traite de la question de la création chorégraphique à partir de vidéos vues sur Internet. Le collectif composé des jeunes artistes Jonathan Debrouwer, Arthur Harel et Marine Brutti est aujourd’hui à la tête du Ballet national de Marseille. En 2017, il avait marqué les esprits avec la création de To Da Bone, un spectacle conçu suite à la découverte en ligne du jumpstyle, une pratique de danse dérivée de la techno. Au moment de cette entrevue, le collectif est à la veille de la première présentation à Hambourg de son nouveau spectacle, Age of Content.
Dans votre travail, vous revendiquez ouvertement une influence directe du partage de vidéos sur Internet. Est-ce qu’à travers vos créations, vous cherchez à témoigner d’activités qui s’y répandent, comme pour votre création To Da Bone autour du jumpstyle par exemple ?
Marine : Ça fait partie de notre processus de création. Quand on revendique cet usage, c’est pour expliquer quelle est notre matrice. C’est certain que par rapport à d’autres créateurs qui, tous, utilisent Internet dans leurs recherches, nous faisons partie des diggers, des sortes de rats de bibliothèque du net. Retranscrire un état de ces réseaux fait partie de nos envies premières. Mais l’ambition est immense, c’est un outil qui nous dépasse tellement. D’autant plus qu’Internet, par l’usage intensif d’algorithmes, est devenu un outil qui fragmente les expériences. Chacun est davantage dans sa bulle et c’est compliqué de la percer pour avoir accès à des contenus qui ne sont pas censés venir à nous.
Arthur : En tant que jeunes artistes, l’Internet de l’époque (le début des années 2010) nous plaçait à la fois dans une position de stimulation, de curiosité mais aussi dans une position d’insécurité. Tout le monde pouvait désormais délivrer du contenu et s’adresser au monde sans limite. En tant que collectif, nous avions ce désir d’en parler et de pouvoir déconstruire les émotions que cela suscitait. Pour To Da Bone par exemple, la découverte des vidéos de jumpstyle nous a mis dans un état de fascination et de plaisir primaire. Nous découvrions ces jeunes garçons, majoritairement cis-hétérosexuels blancs, qui se mettaient en scène dans leur intimité la plus profonde. Leurs chambres d’abord, puis leurs salons, leurs jardins ensuite et enfin leurs places publiques : des endroits post-industriels ou des villages. Ils venaient le plus souvent d’Europe de l’Ouest puis d’Europe de l’Est. De vidéos en vidéos, nous avons découvert cette sous-niche de danseurs. Par l’effet de rebond que crée Internet, les vidéos des jumpers nous ont amenés à rencontrer le travail de danseurs traditionnels géorgiens. On y a trouvé mille similitudes grâce à nos rencontres avec les danseurs d’Europe de l’Est. Aussi, par le biais de la techno, on a perçu qu’une révolte grondait dans la jeunesse géorgienne. Internet est un endroit neuf, un nouveau pays où la danse trouve une visibilité sans jamais oublier qu’elle a des racines. C’est un territoire supplémentaire.
La chorégraphie que vous êtes sur le point de présenter au public s’intitule « Age of Content », l’ère du contenu. Par quel bout avez-vous approché ce magma d’images et de contenus pour créer une pièce ?
Marine : Pour ce spectacle en particulier, il y a plein d’entrées différentes. L’une d’entre elle est la spectacularisation de la violence car les vidéos violentes se diffusent très largement sur les réseaux. Nous nous sommes intéressés aux cascades dans le cinéma pour travailler avec les danseurs du Ballet national de Marseille une pratique qui leur est inconnue. Nous avons travaillé avec des professionnels pour apprendre à simuler des coups de poing, pour simuler une chute et la bagarre de manière générale.
Le reprise du Ballet national de Marseille a été une vraie césure dans notre travail. Jusque là, nous travaillions avec des communautés d’amateurs déjà constituées. Les danseurs de la compagnie viennent de 12 pays différents pour composer une communauté temporaire de professionnels de la danse contemporaine. Les histoires que nous racontons avec la compagnie sont très différentes de ce que nous faisions avant. Nous traitons davantage de sujets qui nous traversent : l’effondrement climatique mais aussi d’autres effondrements qui peuvent être positifs comme celui du patriarcat par exemple. Quand on a commencé à travailler sur Age of Content, nous avions déjà une histoire commune avec le Ballet national de Marseille suite à la production de Room With a View. L’équipe est donc chargée de nos pensées politiques, artistiques, éthiques, morales ou encore spirituelles.
Arthur : On travaille d’une manière collégiale dans le sens où on partage avec eux toutes les recherches qu’on a faites en termes de références que ce soit des films, des livres, des vidéos trouvées sur Internet. Pour approcher l’art de la cascade, on a travaillé avec le Campus Univers Cascade de Paris qui est spécialisé dans les cascades de cinéma pour développer des entraînements spécifiques.
Jonathan : Par ces cascades-là, l’objectif n’était pas tant de recréer des bagarres que de rendre compte du phénomène d’enfermement vécu lors des confinements liés au Covid-19. Nous nous sommes tous réfugiés sur Internet pendant cette période et beaucoup d’entre nous luttaient contre notre addiction au scroll (ndlr : défilement vertical sur Internet) sur les réseaux sociaux. On ne sait jamais quand ça finit. Notre premier tableau met en scène une danseuse qui se bat contre elle-même.
Marine : Tous les danseurs sont habillés de la même manière de sorte qu’il est impossible de comprendre qui se bat contre qui. Il y a un personnage principal qui engage une lutte contre lui-même mais finalement, c’est l’égotrip, la représentations de soi, une forme de conformisme aussi et de globalisation que nous mettons en scène. Nous avons lissé les visages, les cheveux, les couleurs de peau par l’usage de masques identiques. Une manière de mettre en scène l’utilisation de filtres pour ressembler à un idéal de beauté en ligne. C’est notre manière d’évoquer les failles possibles comme celle de la haine qui se répand sur le net. Dans Age of Content, il y a plein d’entrées car nos trois tableaux constituent ensemble une sorte de multivers. Sur les réseaux, les utilisateurs créent une nébuleuse de choses plus ou moins vérifiables. La tempête de contenus peut affiner l’esprit critique mais elle rend aussi paranoïaque. En tant qu’artistes, nous jouons aux alchimistes en superposant les couches.
Arthur : Age of Content n’existe pas encore puisqu’il n’a pas rencontré le public. Quand on regarde rétrospectivement les travaux qu’on a mené avec (LA)HORDE, la notion de combat ou d’engagement du corps à se battre soit contre soi-même, soit pour exorciser, soit pour dépenser quelque chose est toujours présente. Les Jumpers par exemple disaient que c’était un endroit où ils pouvaient délivrer toute leur énergie et, par Internet, être témoins et acteurs d’une pratique par l’échange de vidéos. Pour le second des trois tableaux qui composent Age of Content, on s’est intéressés à des vidéos qui sont de l’ordre des avatars et des personnages non-joueurs dans les jeux vidéo…
Comment travaillez-vous cette appropriation de mouvements et de gestuelles puisées dans le numérique, ici le jeu vidéo ? Quel choix avez-vous posé en matière de jeu et comment le travaillez-vous avec les danseurs et danseuses ?
Arthur : Comme des enfants qui se racontent une histoire, on se challenge, on se pousse, on essaie. On a choisi de travailler avec des images issues de Grand Theft Auto (GTA) pour des raisons esthétiques, d’histoires et de liens avec notre travail sur la société. Pourtant, c’est un jeu vidéo qui est plutôt solitaire alors qu’on travaille essentiellement sur le groupe. De plus, les mouvements n’y sont pas fluides. Avec les danseurs, on a regardé beaucoup de vidéos pour travailler à une retranscription physique et se permettre d’aller plus loin. Le premier mouvement de chaque humain est un mouvement des yeux mais comment travailler le regard quand, dans le support d’origine, il est quasiment inexistant ? Comment un danseur utilise-t-il la connaissance experte de son corps pour retraduire un faux-semblant de virtualité ? Le trajet est émotionnellement très étrange. Comment le danseur va-t-il rendre compte du simulacre ? Comment gérer cette respiration saccadée constante ? Et surtout, comment arrive-t-on à créer un groupe à travers des individualités qui ne sont pas amenées à se rencontrer ?
Jonathan : Dans ce tableau-là, on utilise cet état de contrainte des corps pour évoquer le transhumanisme. Westworld nous a pas mal inspirés également avec son histoire de robots inconscients d’en être. Ça nous intéressait de partir de l’avatar qui prend conscience du mouvement pour revenir vers quelque chose de plus humain.
Marine : Une culture de l’imitation du virtuel a récemment émergé sur les réseaux. Les reprises de mouvements de ce jeu en particulier nous ont semblés particulièrement virales. Aujourd’hui, les vidéo de TikTokeurs qui se déplacent en ville comme des personnages de GTA sont directement identifiées comme des simulacres, comme la réappropriation par des humains de démarches informatisées.
Et le troisième tableau ?
Arthur : On avait fait une grande exposition performative à Chaillot qui s’appelait We Should Have Never Walk on The Moon inspiré d’une phrase de Gene Kelly. Nous nous intéressions à la forte présence des comédies musicales pendant les temps de crises aux États-Unis. Le traitement de sujets politiques dans les comédies musicales comme dans Un Américain à Paris ou West Side Story par exemple nous intéressait. Cette exposition performative développait déjà des pistes que l’on retrouve dans Age of Content aujourd’hui. Dans ce troisième tableau nous lions ces références au travail de la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs avec qui nous avons eu de nombreux échanges depuis 2017, quand elle nous a donné le prix Danse élargie au Théâtre de la Ville. Lucinda est une femme engagée à travers un travail extrêmement formel, mathématique, géométrique. On a mêlé ces inspirations pour mettre en place un tableau de quinze minutes sur une musique de Philip Glass qui mélange toutes ces références. C’est un tableau extrêmement intense…
Marine : …Avec des références virales. Pour faire simple, le premier tableau, c’est la bagarre. Le deuxième tableau, on tombe sur l’avatar avec ce moment de transhumanisme qui vient déclencher des rapports charnels, sensuels et sexuels très fort et, une fois qu’on a fini sur ce premier arc narratif, on ferme le rideau et on arrive sur cette démonstration qui peut paraître abstraite, d’un grand moment de danse de ballet avec des constructions géométriques de croisement, de délai, de construction en duo ou en quatuor qui vont animer la scène pendant quinze minutes. C’est une envolée qui reprend plein de motifs de danses virales présentes sur les réseaux comme Instagram, Tik Tok ou YouTube.
De quelles danses virales s’agit-il ?
Arthur : Tous les challenges qui traversent ces réseaux-là que ce soit le Kiki Challenge, certains mouvements de la chanteuse Doja Cat, le gars qui sale ostensiblement sa viande et d’autres challenges qui créent des espèces de olas virales.
Marine : Ce sont des gestes que tous les adolescents identifient. Nous faisons appel à la culture du mème dans ce moment du spectacle comme un marqueur de notre époque. Tu nous demandais comment on fonctionnait pour extraire de la matière de ce magma, ça rentre en écho avec la manière dont on définit notre travail. Nous percevons nos créations comme autant d’éruptions volcaniques. Quand on regarde en arrière, on aperçoit un archipel d’instantanés. L’ambition qu’on a avec nos spectacles, c’est de créer des instantanés de notre époque avec tous les codes physiques qui sont repensés par nos trois cerveaux mais aussi par les danseurs de notre compagnie ; des penseurs du corps qui jouent avec l’esthétique d’aujourd’hui. Avec Gene Kelly, on a appris à danser sous la pluie, désormais, nous devons apprendre à danser sous la fournaise. On ne danse jamais autant qu’en temps de crise et une des formes les plus virales sur les réseaux, est celle du challenge dansé. Nous ne questionnerons pas le fait de savoir si c’est de la danse ou pas. Pour nous, c’est évident que ça en est. Ce qui compte, c’est de s’interroger sur pourquoi maintenant ? Pourquoi c’est si important ? Et pourquoi est-ce que la jeunesse va vers cette nouvelle forme d’expression ? Quel genre de révolte on peut y percevoir ?
Arthur : On le voyait venir depuis un moment avec les danses jumpstyle et les autres du même type. Le corps est une valeur refuge très importante pour des communautés minoritaires et invisibilisées. Aujourd’hui, la danse est un endroit d’affirmation très fort. À travers toutes ces olas virtuelles, il y a des références, des groupes qui existent, qui revendiquent, c’est ce qu’on retrouve dans ce dernier tableau. •