NDD#87 Quand la danse se propage
Par Ugo Roux
Il apparaît, de toute évidence, que nous sommes actuellement en pleine « dance craze » ¹. Cette expression de Wayne Marshall – un ethnomusicologue du Berklee College of Music – renvoie aux périodes culturelles où de nombreux individus se mettent à communiquer et à se mettre en relation en utilisant des séries de mouvements de danse codifiés.
Ces phénomènes de mode ont, semble-t-il, pour point commun un développement et une diffusion facilités par les médias dominants de leurs époques. Il en fut ainsi, par exemple, pour les danses animalières avec les manuels de danse et le cinéma muet dans les années 1910, pour le twist avec la télévision dans les années 1960, ou encore pour le Moonwalk popularisé par Michael Jackson dans les années 1980, époque où MTV donnait au clip musical ses lettres de noblesse.
La danse à l’ère d’Internet et de YouTube
Aujourd’hui, à l’ère d’Internet, du Web et des médias sociaux, les mêmes logiques sont reproduites, mais à des échelles bien plus vastes, sur des temporalités bien plus réduites et sur des rythmes bien plus soutenus et rapides. Ces espaces voient régulièrement naître, croître et évoluer de nombreux phénomènes de grande ampleur que l’on considère comme viraux. La notion de viralité renvoie aux circulations de contenus massivement partagés, notamment dans les espaces sociaux numériques. La création de défis et de mèmes (NDLR Un mème est une image, vidéo ou texte humoristique diffusé largement sur Internet et faisant l’objet de nombreuses variations. (cf dictionnaire Le Robert)), et les circulations, réappropriations et altérations que ces dispositifs peuvent engendrer sont particulièrement significatives et représentatives de cela. Au milieu de toute cette masse numérique et culturelle foisonnante, la danse, par son universalité, mais également par sa capacité à transmettre, à rapprocher et à fédérer, constitue un objet artistique des plus privilégiés – si ce n’est le plus privilégié – dans la création de contenus en ligne.
Par exemple, l’une des premières danses popularisées grâce à Internet et ayant suscité un mouvement culturel d’envergure est la danse électro vers la fin des années 2000. Ce style de danse, développé dans certaines boîtes de nuit de la région parisienne telles que le Metropolis, le Mix Club ou encore le Redlight, n’aurait sans doute jamais connu la notoriété qui fut la sienne sans l’important recours de ses pratiquants aux vidéos publiées sur des blogs comme les Skyblogs ou sur des sites d’hébergement de vidéos comme YouTube. C’est plus particulièrement l’intervention d’un certain Jey-Jey qui, en postant en 2006 une vidéo ² de lui-même dansant dans son garage, propulsa le phénomène sur la scène Internet. Par la suite, la publication de vidéos de danse électro se normalisa auprès de ses pratiquants. En effet, que ce soit pour acquérir une éventuelle notoriété ou pour souligner un marqueur d’appartenance, nombreux furent les danseurs à vouloir partager leurs performances artistiques et leur savoir-faire technique à travers des vidéos de chorégraphies, de « battles » ou encore de tutoriels.
Depuis, de nombreux phénomènes de danse se sont multipliés et succédés sur le Web. En citer est aisé tant ils sont nombreux ; la difficulté serait plutôt de les dénombrer de manière exhaustive. Nous évoquerons tout de même, à titre d’exemple fondateur et mémorable, le Harlem Shake, un mème Internet ayant fait le buzz en 2013. La première occurrence de ce mème est la vidéo intitulée Do the Harlem Shake ³ publiée par le vidéaste George Kusunoki Miller. Mais la vidéo qui posa les bases de la forme esthétique reprise dans la majorité des vidéos qui suivirent est celle intitulée The Harlem Shake v1 (TSCS original)⁴ qui fut postée dans la foulée (le même jour !) par TheSunnyCoastSkate. L’idée créative de cette vidéo était simple : mettre en scène des personnes dénudées ou costumées en train de danser de manière loufoque sur la musique Harlem Shake de l’artiste Baauer. La vidéo se déroule en deux temps ; à savoir, un premier temps où l’on voit une personne masquée qui danse seule au milieu d’autres individus tandis que la musique est encore relativement calme, et un second temps, marqué par un « cut », où tout le groupe danse de façon absurde et frénétique tandis que le morceau bat alors son plein.
À la suite de ces deux publications, d’autres (nombreux) internautes se sont largement emparés du concept pour publier leurs propres interprétations du Harlem Shake. Et pour cause : la simplicité omniprésente dudit concept. Tous les éléments étaient réunis pour le rendre accessible et appropriable par tous. En effet, un simple smartphone était suffisant pour assurer la captation vidéo, n’importe quel lieu de tournage pouvait faire l’affaire, le montage était des plus basiques, les médias sociaux étaient déjà amplement démocratisés, et enfin, mais surtout, les chorégraphies étaient d’une simplicité enfantine. Il n’en fallait pas plus pour enflammer la toile et transformer le concept de base en défi viral.
L’avènement des danses TikTok
Le Harlem Shake ouvrait ainsi la voie à de nombreux autres challenges et, ce faisant, inaugurait une nouvelle ère de créativité artistique et numérique. Ainsi, tantôt inspirés de clips musicaux ou de séries, tantôt issus de l’imagination d’anonymes, des défis tels que les « Whip Nae Nae Challenge », « Boom Floss Challenge », « Stair Shuffle Challenge », « Kiki Challenge » et autres « Wednesday Addams Dance Challenge » se succèdent aujourd’hui encore. À force de réappropriations, ces danses – que le collectif de danseurs (LA)HORDE rassemble sous le vocable de « danses post-Internet » – en deviennent des mèmes. « Fun fact » : certaines d’entre elles se sont d’ailleurs si profondément ancrées dans la culture Web qu’elles ont été implémentées dans le très populaire jeu Fortnite ⁵ – un jeu vidéo de tir gratuit en ligne – en tant qu’« emotes », c’est-à-dire en tant que danses que peuvent effectuer les avatars des joueurs dans le but de signifier, d’exprimer et de transmettre certaines émotions aux autres joueurs.
À l’instar des vidéos YouTube en leur temps, il est important de noter que cet élan créatif n’aurait jamais pu se concrétiser s’il n’était pas remarquablement porté par des réseaux sociaux numériques tels qu’Instagram et, surtout, TikTok. Le fonctionnement de ces applications mobiles est à la fois simple et addictif ; il s’articule autour d’un principe mêlant production, publication et visionnage de vidéos de courtes durées, généralement de l’ordre de quelques secondes. Ce format court, associé à la fonctionnalité de défilement vertical et à un algorithme sélectionnant les vidéos les plus susceptibles de nous intéresser et d’être virales, entraîne rapidement une consommation effrénée de contenus (une étude de Qustodio ⁶ datant de 2022 rapporte que le temps moyen passé quotidiennement sur TikTok par les moins de 18 ans était de 107 minutes). Cette consommation génère auprès des usagers une satisfaction provoquée par la sécrétion de dopamine, un neurotransmetteur responsable de la sensation de plaisir et jouant un rôle dans la motivation et l’addiction.
Les vidéos de danse sont tout à fait idoines pour capter l’attention et susciter une forme d’addiction. En effet, d’une part, le cerveau humain est paramétré pour repérer le mouvement et, d’autre part, les musiques associées aux chorégraphies activent naturellement le circuit de la récompense et, ce faisant, renforcent le comportement des usagers. À ce propos, une étude ⁷ datant de 2020 et réalisée par des chercheurs de l’Université Bourgogne Franche-Comté tend à démontrer que nos passages musicaux préférés sont capables de nous faire frissonner en provoquant la libération de dopamine. Qui plus est, l’exposition répétée à des vidéos de danse et à des boucles musicales est susceptible de conduire à un effet de « simple exposition ». Ce biais cognitif, décrit en 1968 par le psychologue américain Robert Zajonc ⁸, se caractérise par une augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à ceux-ci.
Mais pourquoi la danse en particulier se prête-t-elle si bien au partage et donc à la viralité ? La réponse, simple et complexe à la fois, réside possiblement dans le « partage social des émotions ». Cette notion, décrite par Bernard Rimé ⁹ – professeur à la Faculté de Psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Louvain –, renvoie à la tendance qu’ont les individus à partager leurs expériences émotionnelles, notamment pour créer du lien. Et quoi de mieux à partager que la danse, qui est un puissant moyen de communication de nos émotions les plus profondes et les plus intenses ¹⁰. Plusieurs travaux de recherche ont effectivement démontré le rôle déterminant des émotions dans les processus de réception, de circulation et de partage de contenus dans les médias sociaux. Selon ces études, les contenus suscitant des émotions à la fois intenses et de valence positive sont notamment les plus susceptibles d’être partagés¹¹. En tant qu’art corporel, la danse transcende les barrières linguistiques et culturelles ; sur le Web, elle transcende le temps et l’espace. Elle permet aux individus d’exprimer en un instant au monde une gamme infinie d’émotions, allant de la joie éclatante à la tristesse déchirante, et ce, sans mot dire.
Finalement, l’essor des technologies de l’information et de la communication, et plus particulièrement celui des nouveaux médias, mais aussi – surtout – leur démocratisation et leur accessibilité ont ouvert un vaste champ des possibles en matière de circulation de contenus et de créativité pour leurs usagers, que ce soit, entre autres, en matière de pratiques d’écriture, de prise de parole ou de réappropriation. Ils constituent une source d’inspiration et un terrain d’expérimentation¹² féconds dans lesquels la danse a su remarquablement se démarquer. •