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    NDD#87 Les allumettes soviétiques : un petit bout de Moscou à Bruxelles

    Par Stéphanie Gonçalves

    Qu’est-ce qu’une boîte d’allumettes soviétique un peu défraîchie peut bien faire dans un tiroir du centre de documentation de Contredanse ? Il s’agit d’une boîte d’allumettes particulière, qui a un lien direct avec la danse et avec Bruxelles, mais qui raconte aussi l’histoire des relations internationales du ballet et de la diplomatie culturelle de l’URSS au XXe siècle.

    Commençons par sa description. D’une dimension plutôt grande – 23 x 12 x 4 cm, un peu comme une boîte de chocolats –, la boîte est marquée par les traces du temps : sur la face supérieure, les couleurs sont délavées et légèrement teintées de marron, on y voit des taches d’eau à plusieurs endroits. Au verso, la boîte a servi à faire quelques additions et gribouillis, signe qu’elle ne se trouvait probablement pas dans une vitrine mais plutôt dans un lieu accessible. Elle n’a pas l’air d’avoir été considérée comme quelque chose de précieux, les quatre coins sont déchirés. Sur le couvercle on peut y lire l’inscription « Le Ballet Soviétique » dans une belle écriture cursive en italique, bicolore dorée et rose, ainsi que le logo du théâtre du Bolchoï en noir et blanc. Sur les côtés, le mot « allumettes » s’affiche en quatre langues : russe, français, anglais et allemand. Le logo du pavillon de l’URSS à l’Exposition universelle et internationale de 1958 est présent : il s’agit du dessin du pavillon en perspective avec ses lignes verticales, la date et surmonté d’un drapeau et de la mention URSS (qui devaient être rouges) avec la faucille et le marteau. En ouvrant la boîte, on découvre 16 boîtes d’allumettes (l’une d’entre elles a disparu) – 15 petites et une grande – décorées de photographies de danseuses et danseurs du Bolchoï dans les grands ballets du théâtre. Ce sont donc des allumettes créées spécialement en URSS pour l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles de 1958 et vendues dans la boutique du pavillon soviétique. L’odeur soufrée qui se dégage de la boîte est tout à fait caractéristique.

    Cette boîte appartenait à Luisa Moffett, critique de danse et journaliste à The Bulletin, journal hebdomadaire en anglais publié à Bruxelles depuis 1962, l’une des plus anciennes publications en langue anglaise, destinée à un public expatrié international, aujourd’hui seulement disponible en ligne. La famille de Luisa Moffett a fait don d’une série de documents et d’objets à Contredanse. Cependant, nous disposons de peu d’informations et nous ne savons pas comment les allumettes sont arrivées chez elle : les lui a-t-on offertes? En tant que passionnée de danse, a-t-elle acheté la boîte en souvenir lors de sa visite au pavillon de l’URSS à l’Expo 58 ? En tout état de cause, petite pépite du centre de documentation de Contredanse qui mérite que l’on s’y attarde.

    Les allumettes : une histoire soviétique du quotidien

    Étant donné tous les indices visuels, il fait peu mystère de la provenance et de la destination de la boîte. Plusieurs types de boîtes d’allumettes soviétiques ont d’ailleurs été créés à l’occasion de l’Expo 58, entre avril et octobre 1958. Premier rendez-vous international après la Seconde Guerre mondiale, elle fait de Bruxelles le centre du monde pendant quelques mois, en pleine guerre froide, et reçoit près de 18 millions de visiteuses et visiteurs ¹. C’est l’heure de la coexistence pacifique, une période pendant laquelle les relations entre le bloc américain et le bloc soviétique se réchauffent. Il n’empêche que l’Expo 58 reste un lieu d’affrontement idéologique en Europe, où chacun rivalise avec son ennemi et cherche à convaincre l’opinion publique de ses avancées économiques, sociales, technologiques, culturelles, etc. Le pavillon soviétique, construit en verre et en acier, est une prouesse technique qui reposait sur la traction car les murs extérieurs étaient suspendus à des câbles fixés sur des supports en acier ². Dans ce pavillon composé de 18 sections, l’on pouvait par exemple voir un exemplaire du Spoutnik, premier satellite mis sur orbite l’année précédente par les Soviétiques. La dimension culturelle était présente grâce à un cinéma de 1 000 places et la mise en lumière des artistes à travers la présence, par exemple, d’une troupe du Bolchoï, venue rivaliser avec les artistes d’autres nations lors du « Festival mondial ».

    Nous avons identifié d’autres boîtes avec des motifs différents lors de notre recherche sur des sites de collectionneurs ³ : une boîte siglée de la faucille et du marteau avec les monuments célèbres de Moscou ; une autre avec les célèbres tours du Kremlin. Il semblerait qu’il ait aussi existé des boîtes avec des étiquettes de cinéma, des dessins de la broderie russe, des sports en vogue et des capitales des républiques fédérées de l’Union ⁴. En somme, le paradis pour les collectionneurs d’allumettes.
    Toutes ont en commun leurs dimensions et le nombre de boîtes d’allumettes. Ce qui frappe en regardant de plus près les boîtes individuellement, c’est le travail minutieux qui a été fait par les ouvrières et ouvriers chargés de la production. Les images ont l’air d’avoir été collées à la main sur chacune des boîtes fabriquées dans un contreplaqué très fin, recouvertes d’un papier mauve. Ce travail demandait une main d’œuvre importante et spécialisée. Inventées dans leur forme moderne au 19e siècle, les allumettes sont plutôt prisées dans les années 1950, elles servent tous les jours pour allumer le poêle de la maison, la gazinière ou des cigarettes ; geste et bruit du quotidien que celui de gratter un petit bout de bois. Fabriquées pour l’exportation, ces allumettes font partie d’une industrie soviétique puissante. Outre la dimension esthétique indéniable des boîtes, avec des graphismes variés témoignant d’une réflexion planifiée en amont, les dimensions pédagogiques et publicitaires sont efficaces.

    Des images à l’export

    Car il s’agit surtout d’un outil pour faire circuler à l’étranger – et jusqu’au cœur des foyers – des images idéalisées de danseuses et danseurs du Bolchoï. Le répertoire choisi ici se divise en deux catégories : d’une part, les classiques, c’est-à-dire trois ballets de Tchaïkovski (Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant et Casse-Noisette), Raymonda de Glazounov, Don Quichotte de Zakharov, et d’autre part, le répertoire plus récent reprenant La Fontaine de Bakhtchissaraï, Les Eaux printanières de S. Rachmaninov, Faust, Études de Chopin, Élégie et Valse. La Fontaine de Bakhtchissaraï est l’un des ballets phares de la troupe en tournée et c’est le titre le plus cité sur les boîtes. Créé par Assafiev et Zakharov en 1934, inspiré d’un poème de Pouchkine, ce ballet s’inscrit dans la volonté de mettre en lumière une sorte de ballet typiquement soviétique appelé « dramballet », très populaire en URSS dans les années 1930-1950. C’est un ballet narratif qui insiste sur la pantomime, le jeu mimé des danseurs, et où le réalisme est privilégié pour faire écho au dogme politique réaliste-soviétique. Aucune autre troupe ne danse comme le Bolchoï et c’est précisément ce que veulent montrer les Soviétiques à Bruxelles.

    Qui sont les danseurs et danseuses sur ces boîtes ? Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, ce n’est pas le collectif – cher aux Soviétiques – qui est exposé, mais bien les individualités du Bolchoï, comme pour toute autre troupe internationale. Les images sont en ce sens classiques et attendues de toute compagnie de danse de l’époque. La troupe masculine est représentée par des personnalités connues et moins connues : A. Tsarman, A. Zaitsev, A. Kournetsov, Mikhail Gabovitch, Piotr Goussev, Konstantin Sergueev. Assaf Messerer revient trois fois, ainsi que Vladimir Préobrajenski, seul danseur solo dans le rôle de Faust sur une boîte. Ce sont deux danseurs aux qualités exceptionnelles et à la musculature mise en avant. Quant aux danseuses, elles sont au nombre de six. Trois peu connues : Natalia Nikitina, M. Bogalubskaia, L. Tcherkassova, et trois danseuses à la réputation internationale : Marina Semenova, Olga Lepechinskaïa et Galina Oulanova. Ces deux dernières sont les plus représentées sur les boîtes. Lepechinskaïa (1916-2008), prima ballerina à sa sortie de l’école de ballet, artiste honorée de Russie, est notamment connue pour son rôle de Kitri dans Don Quichotte ⁵. Oulanova (1910-1998), étoile principale du Bolchoï depuis 1944, prima ballerina assoluta et artiste du peuple de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, figure seule sur la plus grande boîte d’allumettes. Véritable icône vénérée par ses pairs et par des milliers de fans, elle symbolise la carrière parfaitement soviétique d’une danseuse qui a voué sa vie à son art. À 48 ans lors de l’Expo 58, elle danse encore dans plusieurs ballets – ce qui est une prouesse vu son âge et les conditions parfois difficiles d’exercice de sa profession – et incarne la vitrine soviétique sur les scènes internationales. Oulanova avait triomphé à Londres lors de la première tournée du Bolchoï en 1956.

    Les boîtes d’allumettes mettent en avant non seulement un répertoire et des personnalités, mais aussi une manière de danser soviétique. Un effort est fait pour signifier systématiquement le mouvement sur chacune des images via des gestes amples et graphiques comme des sauts, des ports de bras, des arabesques, des figures sur pointes et des scènes de pantomimes. Des tableaux vivants sont également présents dans certaines photographies prises sur scène, avec, au premier plan, le couple de danseurs et, au second, le décor avec d’autres artistes. Ces tableaux sont caractéristiques des ballets du Bolchoï, dont les décors riches et les costumes luxuriants sont une marque de fabrique. À Bruxelles, plusieurs programmes ont été dansés à l’Auditorium de l’Expo 58 et à La Monnaie : des fragments de ballets, dont Roméo et Juliette, Le Lac des cygnes et Gisèle. La réception de la troupe du Bolchoï par la presse locale fut bonne, Marcel Lobet du journal Le Soir n’hésitant pas à qualifier le Roméo et Juliette « de l’un des trois ou quatre chefs d’œuvre de l’art chorégraphique au XXe siècle » ⁶, impressionné notamment par le jeu dramatique dans cette « fresque vivante » et l’élan collectif des artistes. Cependant, les décors et costumes sont qualifiés de « vieillots » ⁷, une critique récurrente quand le Bolchoï joue en Occident.

    Traces soviétiques de la diplomatie dansante

    Prisées par les philuménistes hier comme aujourd’hui, les boîtes d’allumettes soviétiques de l’Expo 58 nous permettent de mettre en lumière un objet au croisement de l’art et de la culture matérielle, qui diffuse des messages pédagogiques ou politiques à grande échelle. Il ne s’agit pas nécessairement de messages frontaux de la propagande soviétique mais plutôt d’une publicité touristique pour vanter les beautés et les mérites de l’URSS et éventuellement attirer des visiteurs. En un geste – celui d’allumer une allumette – associé à un bruit inimitable devenu moins courant de nos jours, cette boîte d’allumettes nous rappelle que la guerre froide a aussi eu lieu sur le terrain bruxellois, lors de l’Expo 58, qui reste important dans les mémoires en Belgique ⁸. Les objets vendus au pavillon soviétique se trouvent encore sur les brocantes et dans les maisons belges, témoignant des milliers d’exemplaires qui ont inondé le pays, en quelque sorte un succès de l’URSS. Une diplomatie dansante efficace, portée par des danseuses et des danseurs de talent. •

    Stéphanie Gonçalves est historienne, assistante conservatrice à la Maison de l’histoire européenne à Bruxelles. Elle a soutenu en 2015 à l’Université libre de Bruxelles une thèse de doctorat portant sur la diplomatie culturelle du ballet pendant la Guerre froide. Elle s’intéresse en particulier aux circulations transnationales des artistes, notamment les danseuses et danseurs soviétiques. Elle a publié le livre Danser pendant la guerre froide (1945-1968) en 2018 aux Presses Universitaires de Rennes.
    1 Gonzague Pluvinage, Expo 58, Between Utopia and Reality, Bruxelles, éditions Racine, 2008, p. 8.
    2 Voir le site World Fairs, worldfairs.info/expopavillondetails.php?expo_id=14&pavillon_id=248, citant le Guide officiel de l’Exposition universelle de Bruxelles 1958, Bruxelles, Desclée & Co, Bruxelles, 1958.
    3 Voir les sites en ligne comme 2ememain ou Delcampe :
    2ememain.be/v/collections/articles-de-fumeurs-briquets-boites-d-allumettes/m1951420024-boites-d-allumettes-de-l-urss-a-l-expo-universelle-de-1958 ;
    2ememain.be/v/collections/articles-de-fumeurs-briquets-boites-d-allumettes/m1955110508-boites-d-allumettes-de-l-urss-a-l-expo-de-bruxelles-1958 ;
    delcampe.net/en_GB/collectables/tobacco-related/matchboxes/expo-58-brussels-boite-box-allumettes-rossia-u-r-s-s-la-russie-russia-see-voir-scans-1958-1610583676.html
    4 Selon le blog de Jean-Pierre Gilissenmagasinpittoresque.be/urss/Expo-58-URSS-allumette.htm
    5 Iris Morley, Soviet Ballet, Londres, Collins, 1945, p. 56.
    6 Marcel Lobet, « Roméo et Juliette », Le Soir, 6 juillet 1958, p. 7.
    7 Marcel Lobet, « La constellation russe dans le ciel du ballet », Le Soir, 17 juillet 1958, p. 2.
    8 Chloé Deligne, Serge Jaumain (dir.), L’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Bruxelles, Le Cri, 2009.
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