NDD#68 Le décret décrypté
Par Isabelle Meurrens
Le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a voté ce 12 octobre 2016 le projet de Décret modifiant le Décret-Cadre du 10 avril 2003 relatif à la reconnaissance et au subventionnement du secteur professionnel des Arts de la scène.
Cette refonte est le fruit d’un long travail et de multiples allers-retours entre administration, secteur, instance d’avis, cabinet, Conseil d’état, gouvernement et finalement Parlement. Le décret entend déployer un cadre nouveau pour l’ensemble du secteur professionnel des Arts de la scène : le théâtre, la danse, la musique classique, non classique et contemporaine, les arts forains, du cirque et de la rue, ainsi que l’interdisciplinaire, mais également – et c’est nouveau – le conte et toute la scène jeune public.
Les motifs
Les motifs du décret tels qu’ils ont été exposés au Parlement sont les suivants :
1° le besoin de remettre l’artiste au centre et de déployer notamment un cadre renforcé de soutien, d’aide à la création, de renforcement de la diffusion de ses œuvres, de la promotion des artistes ainsi que des obligations nouvelles en vue de développer l’emploi artistique ;
2° le renforcement de l’accès à des publics diversifiés et de nouveaux publics ayant besoin de nouvelles offres, issus d’une sociologie évolutive ;
3° la nécessité de réaliser la transition numérique et de soutenir les opérateurs culturels désireux d’être pionniers d›une culture dynamique, pleinement épanouie dans l’univers numérique ;
4° le besoin d’avoir une gouvernance et un paysage culturel optimalisés ;
5° la nécessité de renforcer la culture auprès des jeunes et des enfants, ainsi que le lien entre la culture et l’école.
Les changements
Domaines et catégories
Tout opérateur qui demande une subvention structurelle ou ponctuelle va se rattacher à un domaine principal (théâtre, art chorégraphique, cirque, musique, conte, pluridisciplinaire, …) et éventuellement à des domaines secondaires. Il s’inscrira également dans l’une des catégories suivantes, qui déterminera ses droits et obligations :
Les structures de création, dirigées par un ou plusieurs artistes et dédiées à la création, incluant notamment la conception, la composition, l’écriture, l’interprétation, la production, la coproduction, la diffusion, l’édition, la médiation et/ou la promotion d’œuvres portées par ce ou ces artistes, sans gestion d’un lieu de représentation.
Les structures de services, dédiées à l’offre de services, à l’accompagnement, à la diffusion et à la production, à la recherche, à la réflexion, à la formation, à l’information et/ou à la concertation, à destination des professionnels et/ou des publics.
Les lieux de diffusion, consacrés principalement à l’accueil de formes artistiques en arts de la scène et organisant dans ces lieux les présentations aux publics.
Les lieux de création, assurant la gestion d’un ou de plusieurs lieu(x) dédié(s) principalement à la création de formes artistiques en arts de la scène, en production propre ou en coproduction, et organisant dans ce(s) lieu(x) leur présentation aux publics.
Les festivals, consacrés à l’organisation de manifestations artistiques annuelles ou pluriannuelles.
Les centres scéniques, missionnés pour développer dans un ou plusieurs domaines des activités spécifiques au profit des publics et de l’ensemble des professionnels de ce ou ces domaines, et pour contribuer au rayonnement en fédération des œuvres les plus singulières.
Exit les conventions
La distinction entre contrat-programme et convention, c’est fini. Tous les opérateurs qui obtiendront une aide structurelle l’auront sous forme d’un contrat-programme sur cinq ans. Si avant, tous les contrats-programmes étaient « all inclusive », ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les compagnies qui bénéficieront d’un montant inférieur à 125.000 euros pourront continuer à demander des aides au projet pour un maximum de subventions cumulées de 125.000 euros par an.
Échéancier commun
Afin d’améliorer la gouvernance, le nouveau décret prévoit la mise en place d’un échéancier commun à l’ensemble des contrats-programmes. Le 16 janvier 2017, les demandes de tous les opérateurs de tous les secteurs confondus arriveront sur la table du ministère et seront examinés par les instances d’avis dans les mois qui suivent afin que tous les contrats-programmes puissent commencer en janvier 2018. Cela permettra un traitement plus égalitaire, là où avant les décisions dépendaient davantage de la conjoncture économique pour les uns, de changements méthodologiques soudains pour les autres… Cela permettra également de se rendre compte de la disparité entre les domaines. Prise de conscience par rapport à laquelle la danse a tout à gagner.
Aide aux projets pluriannuels
Du côté des aides aux projets, le grand changement réside dans la possibilité de demander des aides sur un, deux ou trois ans. Soutenir des projets dont le temps de réalisation dépasse le cadre de l’année civile était une nécessité que ce nouveau décret prend en compte. Ces aides ne sont pas conçues pour du soutien structurel et donc pour prendre le relais des aides à la diffusion. Or, il y a fort à parier que ces aides pluriannuelles continueront de servir d’emplâtre pour du soutien structurel, sachant que nombre de compagnies n’obtiendront probablement pas un contrat-programme en 2018 et devront donc attendre le train de 2022 pour refaire une demande. Les aides aux projets, qu’elles soient pluriannuelles ou non, varieront de 2.000 à 125.000 euros par an.
Transparence sur l’emploi
Dans toute demande de subvention devra figurer une description précise du volume d’emploi, dont le volume d’emploi artistique, ainsi que de la politique salariale. Cela peut paraître anecdotique, mais ça ne l’est pas. La transparence en matière de politique salariale devrait permettre que chaque niveau (directeur de compagnie, de théâtre, instance d’avis et cabinet) soit obligé de prendre ses responsabilités par rapport à l’emploi. Plus question pour le pouvoir subsidiant de ne pas voir les énormes disparités entre les secteurs, pour les instances d’avis de couvrir tacitement le travail au noir et pour les directeurs de compagnies de manquer de transparence sur les barèmes et durées d’engagement.
Public au centre
Un angle qui tenait particulièrement à cœur à la ministre Alda Greoli c’est la question de l’accès des publics à la culture (voir entretien ci-dessus). Que ce soit dans le fait d’intégrer la scène jeune public, d’obliger les structures contrat-programmées à se positionner en matière de médiation et de lien avec les écoles ou encore de définir leur politique tarifaire, la question du public est peut-être le fil rouge de ce décret.
Et aussi
Par ailleurs, on retrouve aussi dans le décret la question de la numérisation qui malheureusement n’est posée qu’en termes de plan de communication. Dommage d’introduire la donne technologique de façon si réductrice au regard de la mutation qu’elle induit et des apports que peuvent offrir ces nouvelles technologies dans les arts de la scène, tant pour la création, l’archivage, l’accessibilité, que pour la médiation, les infrastructures et la communication.
Autre point qui compte pour les structures : l’indexation des subventions est inscrite dans le décret. Voilà qui devrait garantir sa régularité.
Ce n’est pas nouveau mais mentionnons-le : les bourses de recherche ou de formation sont bien inscrites dans le décret. Elles doivent être demandées par des personnes physiques et iront de 1.000 à 15.000 euros.
Le talon d’Achille
À travers ce décryptage, nous nous sommes montrés peu critiques. Quelques bémols ici ou là, mais grosso modo le décret a du bon et apporte des solutions à des problèmes soulevés par le secteur. Pour autant, une ombre plane sur l’ensemble qui pourrait déboucher sur des jours sombres. Ce nuage noir c’est la question qui, pour bien faire, aurait dû se poser dès le début de la refonte : le refinancement.
Ce décret est-il budgétairement neutre ? Nous en doutons fortement. Bien sûr, le décret n’impose pas des budgets spécifiques en tant que tels ; il n’est pas écrit dans le décret que chaque opérateur devra engager un chargé de médiation, investir dans des outils numériques ou rémunérer ses collaborateurs sous tel ou tel barème. Il n’est pas dit non plus combien de compagnies ou de projets devront être soutenus ni pour quel montant. Pour autant, pourra-t-on répondre aux objectifs du décret dans le secteur de la danse sans refinancement ? Non.
Premier coût : la politique d’emploi. Respecter le cadre du travail, cela a un prix, qui va être payé par les compagnies et les théâtres, et qui va donc indéniablement atterrir dans les budgets de subventions. L’écart-type entre salaires mirobolants et salaires indécents pourrait se réduire. Mais l’un n’équilibrera pas l’autre, l’excès de quelques salaires ne compensera jamais la masse de revenus dérisoires.
Deuxième coût : l’échéancier commun. Faire démarrer tous les contrats-programmes à la même date c’est générer un appel de fonds d’un coup, qu’il faudra prévoir et supporter. Dans le cas de la danse en 2017, cette question structurelle se doublera d’un problème conjoncturel de taille. Sur les starting-blocks, il y aura : les sortants de Charleroi Danses ; les chorégraphes à qui l’on promet un contrat-programme depuis plus de 10 ans ; ceux qui ont vu leur subvention rognée et qui souhaiteront, au minimum, récupérer ce qu’ils ont perdu et que soit prise en compte l’inflation ; ceux qu’on appelle « les jeunes » depuis tellement d’années qu’ils ont la quarantaine bien sonnée mais fonctionnent toujours avec des mini-conventions ou des aides à la diffusion ; et probablement des invités surprise.
Troisième coût : les aides pluriannuelles. Aujourd’hui, les aides aux projets sont annuelles et octroyées deux fois par an. Le Conseil de l’art de la danse fait l’hypothèse en début d’année que les demandes se répartiront de façon plus ou moins équivalente sur les deux sessions et garde donc la moitié de l’enveloppe pour la seconde. Il peut arriver, en fonction des dates de création, qu’il y ait des reports d’une année à l’autre. En outre, depuis quelques années le nombre croissant d’aides à la diffusion ponctionne également le budget d’une année sur l’autre. Le conseil peut donc se retrouver en deuxième session avec un budget disponible réduit au quart de l’enveloppe globale. Que risque-t-il de se passer avec l’enveloppe des aides aux projets lorsque les reports ne se feront plus sur six mois ou un an mais sur six mois, un an, deux ans ou trois ans ? Quelles sont les valeurs qui resteront disponibles pour les aides à la création en octobre 2019 ?
En conclusion, nous voici face à un décret réfléchi et construit, mais un décret risqué. Il arrive, pour la danse, dans un contexte difficile. Pour que ce décret ne fragilise pas davantage le secteur de la danse, il va falloir y mettre les moyens. Espérons que la ministre obtienne ces moyens de son gouvernement sans que cela ne se termine en « combats de pauvres ». •
Légende de l’image
Craies bleues : Nombre d’opérateurs ayant bénéficié d’une subvention en FWB. Il s’agit de toutes les formes d’aide (aide au projet, contrat-programme, convention…) et pour tout type d’opérateur (compagnie, structure, festival,…) de l’année civile du début de saison. 1995 : donnée manquante.
Craies rouges : Nombre de créations de danse en Belgique sur la saison. Il s’agit de toutes les créations en Belgique soutenues ou non, et dès lors sans distinction entre Flandre et FWB.
Craies jaunes : Budget de la danse en euros corrigé en prenant en compte l’inflation. L’année de référence est 1995, qui correspond au début de la période couverte par le graphique. L’inflation est calculée selon l’indice santé.
Craies mauves : Nombre de chorégraphes bénéficiant d’une aide structurelle. Le nombre de chorégraphes ayant reçu une aide visant à pérenniser leur travail (contrat-programme, convention, aide à la diffusion). Sous-ensemble des bénéficiaires.
Craies vertes : Budget de la danse en euros à monnaie constante. Les budgets sont ceux de l’année civile du début de saison, et sont donc les dépenses qui correspondent à l’activité de saison en question. 1995 est calculé à partir d’un graphique. donnée manquante pour l’année 2000, donc prise en compte de 2001.
Sources :
Bilans du Conseil de la danse de 2003 à 2015.
Martine Dubois, Archéo-Danse, éd.Contredanse, 2012.
Nouvelles de Danse de 1994 à 2016.
Focus 2015, Administation générale de la Culture, FWB.
Direction générale des statistiques (statbel.fgov.be).