Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#67 Matières vivantes

    Dessins de Stefano Ricci pour Humus Vertebra

    Par Karine Ponties

    Le besoin et le désir de m’associer à des artistes dont l’univers me touche est la suite de ce besoin artistique que j’ai de me confronter à des images qui me bouleversent et que j’essaie de traduire dans du vivant.

    Le fait de s’associer à un artiste dont on aime le travail est une façon de se bousculer ensemble, autant pour eux que pour moi dans notre façon de faire, d’aller chercher plus loin, de façon différente, de se mettre en danger.
    Chacun parle du travail de l’autre, de ce qu’il en voit, de ce qu’il en apprend ou de ce qu’il ne comprend pas ; ce qui nous oblige à remettre notre travail en question de façon profonde, pour peut-être ensuite l’affirmer encore plus et pour pouvoir peut-être aussi trouver comment se laisser toucher par l’autre et se compléter. Il y a ce désir commun aussi de partager nos univers, car c’est en montrant aux autres les choses qui nous émeuvent qu’on les fait circuler et qu’on les fait vivre.

    Des doubles regards, des doubles vues

    Approfondir et se confronter
    Essayer de trouver un rapport entre la fixité de la matière en mouvement et la réalité vivante du corps
    Des formes en strates car une vraie collaboration artistique prend du temps.
    Tout se refait, se redessine, se réinvente intégralement sur le plateau.
    J’ai besoin du vivant, mais j’ai besoin de ces images qui me font rêver et qui restent pour le nourrir et me guider.

    Ce n’est pas la forme qui me plaît mais l’univers que les dessins transportent.
    C’est une confrontation avec un regard, une façon de penser, une façon de voir, d’écouter qui perturbent et enrichissent mon propre univers.
    Un moyen de m’interroger, de remettre chaque fois ma façon de faire en doute. D’essayer de comprendre l’autre.
    Ce sont souvent les mêmes thèmes qui m’intéressent, me questionnent ou me passionnent et il existe plusieurs façons de les parcourir.

    J’ai parfois la sensation de reconnaître quelque chose chez l’autre et j’essaie d’identifier quels sont les moyens qu’il utilise pour en parler ; parfois c’est en moi que je reconnais une sensation exprimée par un biais, un parallèle de l’autre.
    Interprète depuis toujours, je me suis longtemps exprimée avec mon corps. J’ai une fascination pour la manière dont les impressions, les sensations, les idées traversent le corps. Par où transitent-elles ? De la tête, du cœur, elles arrivent aux mains et ces mains arrivent à fabriquer et à imprimer un univers que je peux regarder autant de fois que je veux.
    Ce sont les outils de chacun pour traduire, non pas notre place dans le monde, mais le monde en nous. Ce sac à dos rempli de sentiments, de sensations contradictoires, belles et tellement terribles à la fois. La sensation de revenir à une sorte de crise d’adolescence dans la rencontre d’un univers différent.

    Pourquoi suis-je sensible à des artistes comme Svankmajer, Eidrigevicius, les Frères Quay, Iouri Norstein, Stefan Zsaitsits ? Ils produisent des œuvres qui contiennent des secrets, des plis de l’extraordinaire et de l’extravagance dans lesquels on se love ou on s’attarde.
    Des œuvres d’une légèreté apparente mais qui appellent l’œil, le regard, qui interrogent, attirent, parce qu’à l’intérieur se cachent des histoires, des personnages, des reliefs, des pensées, des associations d’éléments qui amènent à penser – des secrets, des anamorphoses, des visages, des formes insoupçonnées – et à s’y perdre.

    Une histoire de regard

    Pourquoi sortir de son chez-soi, de son cocon pour aller toujours se mettre dans des situations où l’on est inconfortable mais où l’on trouve plein de réponses ? Ou tout simplement observer et essayer de comprendre ce que l’autre pense, comment il vit, quelles sont les choses qui lui donnent des impulsions, où il va chercher sa matière, son énergie… J’ai l’impression que je vais chercher ces perturbations, que ce soit en rencontrant des dessinateurs ou en allant travailler en Russie ou en Roumanie, là où tous mes repères sont bousculés. Et parfois, toute cette énergie déployée n’a aucun sens, juste de la beauté.
    J’éprouve une fascination pour le film d’animation, le mouvement pur. Il me semble très similaire au travail chorégraphique. Un chaos, la diversité, qui tout à coup prend forme par le jeu, en mettant ensemble des morceaux hétéroclites, qui sont nés dans le travail, dans la rencontre, par le hasard, par accident, par association d’idées, par fatigue, dans l’écoute, des moments de grâce ou tout simplement de jeu, de complicité, même de perte, de doute.

    Réussir à assembler, sans toujours comprendre tout de l’autre, bien souvent, mais mettre ensemble.
    Chercher l’accord, le raccord tout en essayant de savoir pourquoi l’autre veut ça, l’accepter, céder sur des choses, ne pas céder sur d’autres.
    L’écriture des corps comme l’écriture des images. Des univers qui se révèlent par l’imagerie, par les collaborateurs.
    La scène est un lieu de multiples langages : corps, images qui s’écrivent aussi par l’élasticité des corps. J’utilise des images pour définir un lieu, des espaces, un temps mélangé.
    Un endroit où je cherche de multiples couches de complexité, et de gens qui n’ont pas de rapport à la danse ; ils n’amènent pas quelque chose qui va dans un sens évident, mais un sens détourné.

    C’est une manière très brute de créer par le labeur, d’une certaine difficulté, sur l’endurance, parce que la matière à dégrossir est souvent en oppositions, contradictoire.
    Dans une matière aux antipodes, mon but est de débusquer chez les opposés des liens possibles. Comme un chercheur, un alchimiste qui trouve l’accord d’un infime mélange de substances instables.
    Avec minutie faire travailler la matière, la polir, arriver à des détails de rythme ou de nerf, les faire apparaître… une question de regard.
    Petit à petit, prendre conscience des liens qui les ceignent.
    Mettre en scène dans le sens premier du terme. Je mets chaque chose ; c’est de la cuisine : je fais plusieurs préparations, et une fois servies, tout se retrouve dans l’assiette.
    Les dessins regorgent de matières très vivantes. J’y vois de la vie, peut-être pas du mouvement, mais une matière vivante. •


    Dessin de Thierry Van Hasselt pour Holeulone

    Thierry Van Hasselt

    artiste associé aux spectacles Brutalis et Holeulone

    « J’ai toujours eu une attirance pour le dessin, la photo, les arts plastiques, et la littérature et je suis un rat de librairie. En fouillant, je suis tombée sur Gloria Lopez, le premier livre de Thierry. Ce livre m’a touchée par la matière. La matière de l’encre que je trouvais fluide et flottante toujours en mouvement. Particulièrement les transformations du visage de Gloria. Je suis allée le trouver sans trop savoir ce qu’on pourrait faire ensemble. » Karine Ponties

    « Il y avait le désir de faire un travail sur la matière et le corps… trouver une confrontation, créer un échange dont le centre, l’intersection serait cette matière. La mettre en mouvement. (…) Comme si le premier contact entre la matière et son corps devait avoir lieu dans la planéité du « papier ». Et de voir ensuite comment ces images pourraient devenir génératrices de temps de mouvement et d’espace. Moi en tout cas je voulais dessiner… profiter de ce projet pour poursuivre un travail déjà entamé sur le corps. L’affiner, l’amener autre part par le biais de l’observation. Je suis convaincu qu’un dessin réalisé d’après nature contient en lui une temporalité différente d’un dessin fait d’imagination. Le dessin est comme la mémoire de ce temps passé. » Thierry Van Hasselt
    (extrait d’une interview d’Aurélie Lacan)


    Dessins de Stefano Ricci pour Humus Vertebra

    Stefano Ricci

    artiste associé aux spectacles Humus Vertebra, Babil, Fidèle à l’éclair et Havran

    « Les dessins de Stefano Ricci sont de vraies explosions de sens, des miniatures de mises en scène. Son œuvre est un éloge de la matière graphique et narrative. Son dessin réaliste est mis en critique par une débauche de matières. Il utilise des crayons, des pastels à l’huile blanc, noirs et transparents, des pigments noirs, des crayons lithographiques, autant de couches qui donnent un résultat de chaos humide. Il fait naître sous nos yeux une infinité de récits. » Karine Ponties

    «Je suis autodidacte, j’ai commencé à dessiner pour la danse et le théâtre car c’était pour moi une possibilité de voir le corps en mouvement dans un espace donné. Je deviens le témoin d’une histoire à raconter à travers un corps. Je pars toujours de modèles vivants pour mes dessins. C’est plus clair pour moi, je vois directement ce que je dois faire, je peux alors prendre plus de risques, aller directement vers le but de mon travail. Ma collaboration dans ce projet pour Humus Vertebra est la chose la plus complexe et la plus intéressante que j’ai faite, dans un certain sens, c’est même la plus claire car je dois faire des dessins et des films qui vivent à travers un univers, une scénographie. » Stefano Ricci
    (extrait d’une interview in NDD n°42)

    0

    Le Panier est vide