NDD#66 « A quoi ça sert, tous ces poulets? » | Des outils pour décrypter l’art contemporain
Appréhender l’art contemporain, le décrypter : tels sont quelques-uns des objectifs de l’éducation à l’art. Qu’il s’agisse d’un tableau ou d’un spectacle, le processus se résume en une question centrale : comment parler d’une œuvre ? Démonstration.
Le Perpich Center for Arts Education du Minnesota propose en partenariat avec l’association des écoles publiques de Minneapolis un manuel intitulé Artful Teaching and Learning Handbook [Méthode ingénieuse d’enseignement et d’apprentissage], qui rassemble des équivalents de « situations de paroles » et de « guides de lecture d’œuvres » à employer dans la sensibilisation artistique et la médiation culturelle. Ces « recettes » servent, à la fois, aux jeunes et aux enseignants ou artistes enseignants en formation continue dans le Minnesota et le nord du Midwest.
Arts et écoles partenaires, l’un des programmes du Perpich Center, propose donc, sous le nom de Critical Response, une grille de lecture d’œuvres élaborée par l’enseignant et poète George Roberts, l’artiste visuelle Judith Rood et l’auteure et éducatrice artistique Melissa Borgmann. Le protocole se structure en cinq questions.
1. Que remarquez-vous ?
2. Qu’est-ce que cela vous rappelle ?
3. Quelles émotions vous viennent face à cette œuvre ?
4. Quelles questions soulève-t-elle pour vous ?
5. Quelle est l’intention de cette œuvre ? Quel sens veut-elle faire passer ?
En 2005, dans le cadre d’un atelier d’écriture proposé par le Weisman Art Museum à l’Université du Minnesota, ce protocole a donné lieu à une conversation entre Melissa Borgmann, animatrice, et un lycéen de Minneapolis, Alston, dont un extrait est reproduit ci-après.
Entretien traduit par Denise Luccioni
Alston : J’y comprends rien à l’art… ça veut rien dire, quoi. Ça me fait comme si les gens sortaient des trucs de leur point de vue et, après, ils espèrent qu’on va comprendre ce qu’est leur point de vue…
Melissa Borgmann : Tu penses qu’ils s’attendent à ce que tu comprennes ?
Ben, non, mais on est censé trouver notre point de vue à nous. Y a rien à comprendre parce que… je “r’présente” moi.
C’est exact. Penses-tu que cet artiste, homme ou femme, “r’présente” lui ou elle ?
Ouais.
Alors.
Mais j’y comprends rien. Genre, qu’est-ce ça veut dire ? Ils devraient au moins expliquer un peu de quoi il s’agit… Je lis ce qu’ils écrivent ici, mais ça explique pas.
Pourquoi ? Tu crois qu’il n’y a qu’une seule réponse correcte ?
Mais c’est lui qui a fait le dessin ! Ça devrait être une réponse. Il doit y avoir une seule réponse.
Alors, voyons ce qu’on peut en tirer en utilisant les questions de Critical Response. Procédons de cette manière, c’est une porte d’entrée, non ?
OK. Critical Response. C’est parti.
Vas-y. On sait que l’artiste s’appelle Douglas Argue. Alors ?
Douglas a des problèmes.
Est-ce que c’est un jugement ou une observation ?
OK, ouais, c’est une observation.
Tu as constaté des problèmes chez lui ? Comment est-ce que tu en es arrivé là ?
Parce qu’il a dessiné plein de poulets.
OK. Maintenant, fais comme si j’étais aveugle. Ou la personne qui tient ce micro. Et qu’on n’avait pas la chance de voir cette œuvre d’art. Décris-la pour qu’on puisse la voir.
OK. Il y a un long couloir avec des cages et des poulets dedans. Plein de poulets. On dirait que ça finit jamais. Il y a des ventilateurs au plafond en haut… Et il y a juste plein de poulets. C’est tout ce qu’il y a. Des cages les unes sur les autres, une pile après l’autre tout le couloir, contre les murs.
Quelles sont les couleurs ?
Blanc, rouge et la couleur du poulet [rires]. Du poulet pas cuit. Du poulet, quoi. Du poulet vivant. OK, qu’est-ce qu’il y a d’autre à dire ?
Est-ce que c’est un petit tableau ?
Non, c’est un très, très grand tableau. Il fait… je sais pas, moi… trois, quatre mètres de haut. à peu près pareil de large.
Alors, est-ce que les poulets sont grandeur nature ?
Ouais, à peu près grandeur nature, mais pas tout à fait.
OK. Quelle est la question suivante dans Critical Response ?
Qu’est-ce que ça me rappelle ? Ça me rappelle l’esclavage, quand ils arrivaient dans le bateau et qu’il y avait tous ces Noirs – des Africains dans le bateau, tous les uns sur les autres. Sur le bateau et au fond du bateau. Enchaînés. Et ils pouvaient vraiment pas bouger. Devaient rester couchés, sans changer de position. Parce que s’ils bougeaient, ça faisait bouger les autres. Ça me rappelle quand on est coincés avec tout un tas de gens comme nous et piégés.
Qu’est-ce que tu ressens ?
Qu’est-ce que je ressens… Je suis content de pas être un poulet. Mais bon… qu’est-ce qui vient après ?
Quelles questions est-ce que ça te renvoie ?
À quoi ça sert, tous ces poulets ? Il y a un millier de poulets. Même plus que ça. Qui c’est qui a besoin de tant de poulets ? Ou est-ce que c’est comme un abattoir, où ils tuent tous les poulets pour faire ce qu’ils font avec…
À ton avis, ce serait un commentaire de l’artiste…
Essayer de dire quelque chose ? Ouais… Genre, c’est comme ça que ça se passe avant qu’on les mange. Genre, voilà ce qu’il faut faire ou pas faire. Voyez comment les poulets sont enfermés… pour être massacrés.
Tu crois que l’artiste aime vraiment les poulets ou bien… ?
À tous les coups, c’est un végétarien qui essaie de faire comprendre aux gens… que c’est de l’esclavage de poulets [rires]. C’est ouf, c’est vraiment ouf.
Qu’est-ce qui est « ouf » ?
Ben, d’être assis là en train de parler d’un millier de poulets.
Qu’est-ce qui ne va pas là-dedans ?
C’est des poulets… Je parie que je vais manger du poulet ce soir. Je suis carrément sûr que je vais manger du poulet ce soir. Ça va rien changer du tout.