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    NDD#63 « Rendre les danseurs disponibles » | Le point de vue d’une pédagogue, Anouk Llaurens

    Tania Erhart – Carmen Kraus et Anouk Llaurens © Pedro Machado / Candoco

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Approche

    De 2003 à 2005, j’ai régulièrement donné des échauffements pour Candoco. Je m’inspirais déjà du travail de Lisa Nelson basé sur la relation entre la perception et le mouvement. Je proposais des scores (partitions) très simples comme « écouter ses sensations et suivre son désir de mouvement ou d’immobilité les yeux fermés ». C’est une approche qui me semblait appropriée : les danseurs faisaient avec ce qu’ils étaient, avec ce qu’ils avaient, avec ce qu’il leur était possible. Je me souviens d’une des danseuses de la compagnie de l’époque qui était sourde. Un traducteur lui transmettait les informations que je donnais en langue des signes. Quand on travaillait avec un score comme « bouger/s’arrêter ensemble les yeux fermés », elle participait, elle percevait les changements de vibrations dans l’espace. Mon approche était douce ; je ne leur demandais pas d’apprendre des mouvements mais juste d’amener leur conscience sur leurs possibilités physiques, sur leur perception, leur désir de mouvement, de composition et leur imagination.
    Je ne change rien quand je donne ces cours, je donne exactement les mêmes types de cours ou de propositions de mouvements à Candoco qu’à d’autres groupes de danseurs. Quand une personne est atteinte d’un trouble à cause duquel elle ne contrôle pas ses gestes, arrêter son mouvement peut être difficile voire impossible mais dans ce cas, on fait avec. Elle ne peut pas s’arrêter mais si elle en a l’intention, cela se perçoit, c’est ça l’important.

    Feedback

    Pendant les premières années où je donnais les cours chez Candoco, les danseurs me disaient que le travail leur faisait du bien et qu’il les rendait disponibles. Nos échanges verbaux s’arrêtaient là. Des années plus tard, en 2012, Pedro Machado, ex-danseur de la compagnie devenu co-directeur artistique, m’a recontactée pour préparer les danseurs à collaborer avec Thomas Hauert, avant la création de Notturnino. Ils allaient pour la première fois créer et danser une pièce improvisée. Cette période de préparation s’est déroulée durant un « Summer Lab » (atelier d’été) en août  2013. Le groupe était constitué des danseurs de la compagnie ainsi que d’autres, venus du monde entier. Le matin, je proposais mon approche de l’improvisation et l’après-midi, les danseurs de la compagnie proposaient la leur. Les feed-backs ont commencé à apparaître à ce moment-là1. Parallèlement, j’étais déjà engagée dans ma recherche sur la documentation poétique de la danse. L’été dernier, Pedro m’a invitée à guider un second Summer Lab. J’ai proposé une méthode que j’expérimente en ce moment. Elle se base toujours sur le travail de Lisa Nelson et utilise la documentation comme outil réflexif pour développer sa danse et son sens de la composition. Nous avons alors documenté notre pratique par la photographie, la vidéo, le dessin, la parole et l’écriture. J’ai publié une documentation de ce Summer Lab sur le site d’IDOCDE2. Ce processus de documentation (re)donne la parole aux personnes du terrain, aux danseurs. Elle est générée de l’intérieur, sur base de la pratique elle-même et non d’un point de vue extérieur. Je fais le même travail avec tout le monde, je n’ai pas envie d’être cloisonnée dans une catégorie, avec une étiquette. J’ai de l’intérêt pour la diversité, ces groupes sont d’une richesse inouïe. En Belgique, il n’existe aucune companie professionnelle de ce genre. Aux états-Unis, en Californie notamment, en Angleterre, il existe d’autres compagnies de ce type. Alito Alessi a développé une méthode… à Vienne, des stages d’été existent. En France, il n’y a rien, ou seulement des propositions dans le champ de la danse-thérapie. Les structures de ce type naissent d’une nécessité. 

    Sortir du cadre

    Je m’intéresse à ce qui est « non conforme ». Cela ouvre une palette gestuelle incroyable. Cela donne des compositions plus complexes à lire, à faire, dont on n’a plus l’habitude dans nos sociétés formatées. On se prive de toute une richesse, de cette diversité. Ces groupes sont empreints de sensations, d’expériences, de mouvements enrichis par la difficulté. Les personnes « en situation de handicap » développent une endurance et une créativité phénoménales pour contourner les obstacles. C’est impressionnant d’observer les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour vivre. On en est tous plus ou moins là mais certains moins que d’autres. J’ai aussi un certain degré d’invalidité. Mais je n’aime pas le terme « invalide », je ne le trouve pas juste ; je préfère dire « différemment valide ». Ou reprendre le terme anglais « mixed ability » littéralement « compétence mélangée ». J’aime bien ce terme. Il parle de ce qui est possible. •

    1 Les textes des participants sont sur le site de Candoco
    2 www.idocde.net
    Sur le travail de Lisa Nelson : www.idocde.net/idocs/427

    Travail sur les yeux fermés

    Témoignage de Magali Saby, Summer Lab 2014, Candoco Dance Company, Londres

    Propos recueillis par Anouk Llaurens

    « J’ai découvert d’autres sensations que je ne connaissais pas. C’est assez perturbant car nous perdons nos repères spatio-temporels, une sécurité. J’aime beaucoup travailler sur le toucher. Plusieurs personnes en situation de handicap éprouvent des difficultés à ressentir leur propre corps. Cet exercice permet de faire appel à la mémoire corporelle, chose que nous ne connaissons pas. Ces différentes activités nous font ressentir des sensations instinctives que l’on ignorait. Dans les hôpitaux, j’ai travaillé sur des tapis de mousse dans lesquels nous devions enfoncer nos pieds. J’ai également travaillé avec l’eau, la peinture, cela éveille les sens. Ce matin, avec une partenaire, je me suis levée du fauteuil et j’ai eu l’impression de voler, et de danser, d’être libre, libérée du fauteuil, de ce carcan. D’avoir les yeux fermés, cela permet de ne pas se juger, de ne pas se regarder. J’espère pouvoir toujours m’enrichir, aller plus loin dans la recherche et le travail. » •

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