NDD#63 DOSSIER Les corps différents | Danser en situation de handicap
Dossier coordonné par Alexia Psarolis
« If you are alive, you can dance. » Ces propos d’Alito Alessi résument à eux seuls la philosophie de ce précurseur de la danse inclusive. Tout le monde peut danser et doit avoir accès à cette pratique artistique. Tout le monde ? Est-il aisé de danser professionnellement en situation de handicap ?
Comment définit-on le « handicap » ? Le terme a évolué au cours du XXe siècle. à la vision strictement médicale du handicap s’est ajoutée une dimension sociale. « Une situation de handicap est le fait de se trouver, de façon durable, limité dans ses activités personnelles ou restreint dans sa participation à la vie en société, en raison de l’interaction entre d’une part, l’altération d’une ou plusieurs de ses fonctions physiques, sensorielles, mentales ou psychiques et d’autre part, des facteurs environnementaux et contextuels.»1 Limitations, restrictions, altération… tous ces termes renvoient à des réalités très diverses. Du fauteuil roulant à la déficience sensorielle, les types de handicap sont loin d’être identiques et leur appréhension n’est pas la même en fonction du champ dans lequel on se situe.
Parler de handicap en danse amène conséquemment à évoquer ce qui est normatif. Chaque époque définit, voire impose, ses stéréotypes. Si la danse classique met en scène des interprètes au corps répondant à des critères bien définis (finesse, jeunesse, virtuosité…), la danse contemporaine s’est érigée contre ces diktats techniques et esthétiques : elle a ouvert la scène à des danseurs aux corps différents, qu’importe leur âge ou leurs formes, juste à « des gens qui dansent », pour reprendre le titre d’une chorégraphie de Jean-Claude Gallotta. Le chorégraphe français le revendique : « Je me suis toujours élevé contre la ségrégation des corps. J’ai toujours pris des gros, des maigres, des petits, des âgés, des enfants. Je m’intéresse au corps dans toute sa splendeur et toute sa décadence. »2 Pina Bausch, Maguy Marin, Jérôme Bel… autant de chorégraphes qui ont contribué, au travers de leurs créations, à bousculer les idées reçues et, ce faisant, à modifier le regard du spectateur.
Mais c’est en Angleterre que la danse a fait un pas de plus en terme de mixité : c’est là qu’est née la première compagnie de danse professionnelle qui rassemble des danseurs dits « valides » et des danseurs en situation de handicap. Candoco (on peut lire « Can do co » en anglais) a été créée en 1991 sous l’impulsion d’Adam Benjamin et ses activités se situent dans le champ de la création artistique et non (directement) thérapeutique. Le concept s’est développé sous les noms de danse intégrative, danse intégrée ou danse inclusive. Aux états-Unis, au Canada, en Allemagne, en Autriche, en écosse, des compagnies de ce type se sont développées. En Belgique, des associations et des compagnies ont vu le jour telles que le Créahm, Platform K, Demos, Les BGM (Les Ballets du Grand Miro) créés par Ana Stegnar et Saïd Gharbi…
Candoco, c’est – coïncidence – le point vers lequel convergent les artistes interrogés dans le cadre de ce dossier. Pour le chorégraphe Thomas Hauert, la création avec des danseurs en situation de handicap représentait un défi. Les contraintes physiques ont généré de nouvelles potentialités corporelles, des formes inattendues.
Comment cette expérience est-elle vécue du point de vue de l’interprète ? Comment parler de sa différence et comment composer avec elle ? La danseuse et comédienne Marie Limet le confesse : à l’origine, sa malformation du bras ne lui posait pas réellement de problème jusqu’à ce que celle-ci se réfléchisse dans le regard des autres. Sa « hors-normalité », elle a décidé de la mettre en scène dans Tout le monde, ça n’existe pas, spectacle autobiographique créé en 2012, à nouveau programmé en avril en Belgique. Elle y aborde la question de la norme et de la « malformation, déformation, transformation ». Pour le circassien Hédi Thabet, qui a créé avec son frère Ali et Mathurin Bolze la pièce Nous sommes pareils à ces crapauds… pour le festival XS en mars 2014 et présentée en mai 2015 au Théâtre du Rond-Point à Paris, « [le handicap] n’est ni à cacher, ni à revendiquer ».3 Sa jambe amputée n’est pas son propos… et ne semble pas constituer un frein à ses prouesses acrobatiques. Mais avant d’arriver jusqu’à la scène et à la reconnaissance, le parcours est souvent semé d’embûches pour ces artistes « différemment valides ». Les obstacles, la danseuse et comédienne française Magali Saby – de passage à Gand, en février dernier pour danser dans You and Vous4 – les connaît bien : elle nous livre son témoignage et propose des pistes de réflexion pour améliorer la condition du danseur professionnel. L’été dernier, elle a suivi à Londres un workshop mené par Anouk Llaurens, chorégraphe, danseuse et pédagogue installée en Belgique. Cette dernière souligne, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, la richesse de ces ateliers « mixed ability » où l’obstacle devient un révélateur de créativité. Diversité et inventivité sont également les termes qu’emploie Iris Bouche, enseignante et coordinatrice artistique du Baccalauréat en danse au Conservatoire d’Anvers. Elle défend activement le décloisonnement de la danse et explique modestement comment, à partir de son expérience de danseuse, elle essaie d’« ouvrir les horizons » : à son initiative, un module de danse inclusive est intégré depuis cette année au cursus des étudiants en troisième année du Baccalauréat en danse.
Des initiatives émergent pour combler cet énorme fossé entre personnes valides et celles en situation de handicap, en témoignent les différentes démarches présentées dans ce dossier. Ceci étant, le chemin est encore long pour arriver à une réelle mixité – tant artistique que sociétale – et, surtout, franchir le plus résistant des obstacles : le préjugé. •