NDD#62 L’archive mise en scène II | Danses de mots, Danses fantômes
Par Olga de Soto
Intéressée par les thèmes de la mémoire et de l’empreinte, du lien entre la danse et la représentation de la mort et de l’impact de l’art vivant, j’ai démarré (il y a plus d’une dizaine d’années) un ensemble d’enquêtes / travaux de recherche où la question de l’archive occupe une place fondamentale et qui a abouti à plusieurs créations chorégraphiques.
Afin de mieux introduire ma démarche, je présenterai brièvement les deux pans de mon travail de recherche et de création, j’exposerai ensuite une partie de mon travail de recherche et de documentation, qui s’étend des fouilles dans des archives existantes à la fabrication d’archives. Enfin, j’aborderai plus spécifiquement le projet que j’ai développé ces dernières années et dont le point de départ est La Table Verte du chorégraphe allemand Kurt Jooss.
Mes activités en tant que chorégraphe ont démarré il y a plus de vingt ans. Le travail que j’ai développé durant les quinze dernières années aborde, sous des angles et des approches différentes, les thèmes de la mémoire, de la trace et de l’empreinte, et sonde les thèmes de la perception et de la réception. Mon premier axe de travail se concentre sur l’étude de la mémoire corporelle du danseur aussi bien rétrospective, par le biais de la remémoration, que prospective, par le biais de la mémorisation. Le travail sur la mémoire visuelle, spatiale et temporelle, ainsi que le travail physique sur la mémoire collective et individuelle sont aussi présents pratiquement dans l’ensemble des travaux que j’ai créés jusqu’à ce jour.
Mémoire corporelle
Mon étude de la mémoire corporelle a pris forme notamment dans la création des spectacles tels que Murmures1, Éclats Mats2 ou INCORPORER ce qui reste ici au dans mon cœur3, spectacle composé de quatre chapitres différents créés successivement sur une période de cinq ans, et rassemblés de manière progressive afin de former un tout, grandissant et se développant au fil des ans.
Mémoire réceptive et perceptive
Le deuxième axe de travail est en partie consacré à l’Histoire de la Danse et tente d’interroger l’impact de l’art vivant, son utilité et sa pérennité. Il est régi par l’étude de la mémoire perceptive et réceptive, celle des spectateurs, dans le spectacle histoire(s) 4,à laquelle vient s’ajouter celle des danseurs, dans la performance documentaire Une Introduction5 ou dans le spectacle documentaire Débords / Réflexions sur La Table Verte6. Ce deuxième axe a débuté avec la création du spectacle histoire(s), dont le point de départ est Le Jeune Homme et la Mort, spectacle de Roland Petit créé en 1946 au Théâtre des Champs-élysées, à Paris.
Sur les traces du Jeune Homme et la Mort
Pour la création du spectacle histoire(s), je suis partie à la recherche de spectateurs qui avaient assisté, le 25 juin 1946, à la première du Jeune Homme et la Mort, afin de les interviewer presque soixante ans après cette première représentation. Mon objectif premier consistait à tenter de récolter des traces que ce spectacle-là aurait pu laisser en eux. Je souhaitais comprendre l’impact réel de l’œuvre — impact qui m’échappait — et pour ce faire il me semblait indispensable de la situer dans le contexte historique de sa création, c’est-à-dire presque deux ans après la Libération de Paris et un peu plus d’un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il me paraissait également important de prendre en considération les circonstances et conditions de cette première réception. J’ai alors mis en place une méthodologie et des protocoles clairs, que j’ai développés davantage par la suite. Le résultat présentait un travail audiovisuel et documentaire, se déployant dans un dispositif scénique qui se rapprochait de l’installation, présenté sous une forme « spectaculaire », jouant avec les codes classiques de la représentation et bénéficiant de la porosité de divers moyens d’expression. Je choisis de ne rien montrer de l’œuvre d’origine, de l’omettre, de l’occulter, en faisant reposer cette pièce sur les seuls mots des personnes interviewées. Dans ma manière d’aborder le thème de la mémoire au travers de mes différents spectacles, le temps et les mots occupaient jusque-là une place fondamentale dans la production du mouvement, mais les mots de ma danse restaient inaudibles pour les spectateurs et n’étaient que sous-texte pour les interprètes. Dans mes pièces précédentes, les corps en mouvement ouvraient des champs de paroles possibles ; dans histoire(s) ce sont les mots qui ouvraient des espaces.
Sur les traces de La Table Verte
Après cette création faite des traces laissées par Le Jeune Homme et la Mort, et très intéressée par la question de l’impact de l’art vivant, du message contenu dans une œuvre, par les contextes historiques de diverses créations, ainsi que par la représentation de la Mort et par les thèmes de la guerre, de l’après-guerre et de la résistance, je décidai de travailler sur La Table Verte, œuvre emblématique de Kurt Jooss, créée le 3 juillet 1932 au Théâtre des Champs-élysées, dans le cadre de la première édition du Concours Chorégraphique des Archives Internationales de la Danse. La Table Verte est un ballet en huit tableaux pour seize danseurs, inspiré d’une danse macabre du Moyen Âge. Ce spectacle est fortement influencé par le climat d’entre-deux-guerres et est considéré comme une des œuvres les plus politiquement engagées de l’histoire de la danse du XXe siècle. Il fut créé quelques mois seulement après qu’Hitler ait obtenu 30 % des suffrages au premier tour des élections, et quelques mois avant qu’il ait été nommé Chancelier en Allemagne. C’est une œuvre à caractère pacifiste dans laquelle l’auteur dénonçait la montée du fascisme, les horreurs de la guerre et ses méfaits et conséquences.
Cette fois, je décidai de travailler non pas sur la réception de l’œuvre au moment de sa création, mais sur l’avant et l’après, c’est-à-dire sur ce qui menait à l’œuvre et sur ce qui en découlait. Je décidai dans un premier temps de mener un travail de documentation, mue par les thèmes abordés dans La Table Verte, les sources d’inspiration de l’auteur, le contexte historique de sa création, le message socio-politique de l’œuvre et l’engagement et le parcours de son auteur, la lecture de ce même message au-delà de toute considération esthétique, la question de la charge, l’omniprésence de la mort, puis la question de sa transmission. Il y avait deux points que j’avais particulièrement envie de sonder, celui du message et celui de la charge, des diverses charges présentes, corporelle, émotionnelle, dramatique, sociale, politique, qui se tendent tels des vecteurs de force qui traversent la pièce et complexifient les niveaux de lecture de celle-ci. Les axes spécifiques de recherche que j’ai développés (en dehors du travail de documentation et de récolte de documents) sont au nombre de deux : la perception et la transmission.
La perception
J’ai souhaité interroger la perception de l’œuvre sous le prisme du regard des spectateurs l’ayant vue à différents moments de l’histoire et dans différents pays. Je me suis principalement consacrée à la recherche des personnes qui auraient vu le spectacle interprété par la compagnie de Jooss. Mes recherches géographiques ont ainsi été liées au parcours de Jooss et à celui de sa compagnie. Elles se sont situées en France, en considérant ce pays comme terre de reconnaissance internationale7 ; en Allemagne, terre d’origine ; en Angleterre, terre d’accueil où Jooss s’est exilé en 1934. J’ai également cherché des spectateurs au Chili et aux États-Unis, puisque c’est dans ces deux pays qu’une partie des danseurs se sont aussi exilés suite à la dissolution de la compagnie après la grande tournée ayant eu lieu sur le continent américain au début de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi au Chili et aux États-Unis que les deux premières productions américaines de La Table Verte ont été réalisées.
La transmission
J’ai également souhaité interroger la transmission de l’œuvre. Ici, une de mes tâches a consisté à chercher les noms de tous les danseurs qui ont dansé La Table Verte depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. J’ai contacté toutes les compagnies ayant repris ce spectacle — plus d’une cinquantaine de compagnies ont réalisé plus de quatre-vingts productions différentes — afin de leur demander des informations concernant la distribution, le nombre de représentations, etc. J’ai souhaité rencontrer des danseurs qui auraient travaillé directement avec Jooss, et notamment des danseurs hommes qui auraient joué le rôle de La Mort, dans le but d’interviewer des danseurs de différentes générations ayant porté le même rôle et ce afin d’essayer de comprendre comment le contexte socio-politique et culturel dans lequel on vit et dans lequel on évolue peut avoir une influence sur la manière d’investir une œuvre et de s’investir dans une œuvre.
J’étais aussi très intéressée par le fait que ce spectacle bénéficie également d’un succès qui n’a pas cessé de voyager à travers le temps et aujourd’hui, plus de quatre-vingts ans après sa création, la question des raisons de cet écho a été présente autant que motrice. À y regarder de près, trois facteurs semblent jouer un rôle déterminant dans l’impact laissé et le succès récolté : la malheureuse atemporalité du thème de la guerre et les phénomènes d’identification qu’il génère chez les spectateurs interviewés, le caractère politique de l’œuvre et le fait que Jooss associe la Danse de la Mort à la guerre, liant l’une à l’autre et désignant la guerre comme étant à l’origine des conséquences néfastes qu’elle engendre et des souffrances extrêmes qu’elle impose aux populations.
Ce long processus s’est concrétisé dans la réalisation de deux formes scéniques. La performance documentaire, Une Introduction, créée en 2010 au Festival Tanz Im August, à Berlin, dans laquelle j’interroge l’histoire de La Table Verte, exposant sur scène ce qui habituellement reste en marge. C’est une forme dont le contenu n’a pas cessé de grandir au fil des recherches et où je pose la question de l’archive. En mettant en scène une partie des documents récoltés (photos et extraits de films), je cherche à donner une nouvelle dimension à cette matière-là. Après la création de cette performance documentaire, j’ai poursuivi mon enquête à la recherche de spectateurs ayant vu La Table Verte à différents moments de l’Histoire et dans différents pays et de danseurs de différentes générations l’ayant portée. La réalisation de divers entretiens m’a menée de la Belgique au Chili, en passant par l’Allemagne, les Pays-Bas, la France et l’Angleterre, dans un périple long de 42.000 kms et dense de soixante-sept heures d’interviews filmées, en quatre langues : français, allemand, espagnol et anglais, puis transcrites et analysées. La deuxième forme scénique résultant de ce long processus se nomme Débords / Réflexions sur La Table Verte (2012) et s’inscrit dans la ligne droite du langage scénique, plastique, documentaire et audiovisuel qui a commencé à prendre forme avec histoire(s). Cependant, le langage et la forme qui en résultent sont bien plus complexes que précédemment ; tout d’abord parce que le temps et l’espace, la période et la géographie prises en considération sont bien plus larges, plus amples, et en conséquence plus denses qu’elles ne l’étaient dans histoire(s), mais aussi parce que l’œuvre objet d’étude, La Table Verte, est nettement plus complexe que Le Jeune Homme et la Mort, tant au niveau de son écriture chorégraphique que dramaturgique.
Débords / Réflexions sur La Table Verte présente une partie des témoignages filmés, récoltés au fil des ans, faits de paroles de spectateurs et de paroles de danseurs de différentes origines et générations. Cette création audiovisuelle partage le plateau avec les six danseurs que j’ai conviés à se faire écho de la matière récoltée. Les danseurs présents sur scène se plongent dans les empreintes gardées par les témoins interviewés — celles laissées par l’œuvre et ses multiples conditions et contextes de réception —, ils se font porteurs, passeurs, ponts, réceptacles de ces mémoires… Le travail d’écriture filmique, chorégraphique et dramaturgique déployé s’articule autour de différentes questions (ou axes thématiques) qui sont liées à la structure de la pièce d’origine, et qui se dégagent en partie des discours des témoins. La matière recueillie est abordée comme substance pouvant servir à allier le caractère reproductible du cinéma à la finitude des présences des danseurs sur scène, démarche qui était déjà esquissée dans histoire(s). La place de l’image par rapport au groupe est questionnée et développée grâce à un jeu d’écrans amovibles permettant la création d’espaces qui sont déplacés progressivement, et à l’intérieur desquels les danseurs évoluent. Ici, j’aborde l’œuvre au départ de son impact, de ce qui déborde, ce qui jaillit, je creuse encore dans le temps, je me déplace, cherche, enquête, fouille, questionne afin d’interroger la charge qui est portée par l’œuvre, ainsi que ce qui fait encore charge, aujourd’hui, de manière étonnante, et parfois plus d’un demi-siècle après, sur les spectateurs et les danseurs interviewés. •