NDD#62 L’archive mise en scène I | Archives vivantes / matérielles et immatérielles
Par Marie Quiblier
Le qualificatif « vivantes » renvoie tout d’abord à notre domaine de recherche : la danse contemporaine. Celle-ci est souvent considérée, dans le champ du spectacle vivant, comme l’art vivant par excellence, dont on pourrait difficilement extraire la substance sous une forme « matérielle ». Si le théâtre dispose du texte, si la musique dispose de la partition, la danse, elle, échapperait à toute forme de consignation. Ce lieu commun autour duquel on s’accordait volontiers il y a quelques années s’avère de plus en plus mis à mal… En effet, nombreux sont les spectacles et projets présentés ces dernières années qui exposent sur le plateau les archives, traces, documents qui ont servi de supports à la création1. L’archive en danse est mise en scène, travaillée, interrogée de manière visible et lisible. Réciproquement, l’œuvre de théâtre ne se réduit pas au seul texte, au risque d’oublier la mise en scène, la scénographie, la dramaturgie, l’interprétation, autant d’éléments qui la constituent également…
Dans le langage administratif, les archives « vivantes » ou « courantes » rassemblent l’ensemble des documents nécessaires au traitement quotidien des affaires, autrement dit, les archives à consultation fréquente. La vie de l’archive se poursuit par le stade d’archives « intermédiaires » ou d’archives « semi-vivantes » : dans ce cas, le document plus ancien n’est plus autant consulté, il est entreposé dans des locaux plus éloignés de ses usagers. Enfin, les archives « définitives » ou « mortes » désignent les documents dont on n’a plus d’utilité immédiate. Ces documents seront soit conservés pour une durée illimitée, soit détruits. Transposé dans le champ des pratiques chorégraphiques, le processus de la vie de l’archive en danse est beaucoup moins quadrillé que celui d’un document administratif. Voire même, dans la majorité des cas, le processus s’inverse : tel projet de tel chorégraphe vient mettre en lumière telles archives « mortes », oubliées, mises au placard depuis longtemps2. Si l’expression « archives vivantes » nous invite ici à penser l’itinéraire consacré de l’archive en danse, de sa constitution (en tant qu’artefact) à son officialisation (en tant qu’archive) en passant par ses multiples usages et réappropriations, il est important de rappeler que la reconnaissance institutionnelle de l’archive est un phénomène récent et relativement exemplaire dans l’histoire de la danse occidentale3.
Les Archives
L’expression « archives vivantes » nous amène à envisager la polymorphie de l’archive en danse. À la différence de la musique, l’art chorégraphique ne dispose pas d’un type de document considéré de manière unanime comme étant légitime à circonscrire le contenu de ses œuvres. Alors qu’il existe différents systèmes de notation en danse, aucun n’a suscité l’unanimité. Pour le philosophe Nelson Goodman : « Désignons une œuvre comme autographique si et seulement si la distinction entre l’original et une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et seulement si même sa plus exacte reproduction n’a pas de ce fait, statut d’authenticité. […] Ainsi, la peinture est autographique, la musique est non-autographique ou allographique »4. Plus loin, l’auteur ajoute : « l’art allographique a conquis son émancipation, non par proclamation, mais par la notation »5. Considérant les catégories émises par Nelson Goodman et reprises par Gérard Genette6, l’art chorégraphique n’est pas autographique, et est ponctuellement allographique, si et seulement si on a pris le soin de transcrire l’œuvre sous une forme de partition.
Au-delà de la notation, la vidéo, la photographie, le dessin constituent également un ensemble de traces dont il est possible de se saisir pour retrouver une œuvre du passé. Cependant, aucun de ces documents n’est considéré comme plus valide qu’un autre, aucun de ces modes d’inscription ou d’enregistrement du mouvement n’a été consacré lieu de conservation par excellence des spécificités du médium chorégraphique. Si cette situation offre une multiplicité d’approches, elle souligne également l’irrésolution du champ chorégraphique concernant les critères d’identification de ses œuvres. Au-delà de ces différentes façons de consigner le mouvement, il existe par ailleurs toute une littérature de commentaires : témoignages des protagonistes de l’époque (oraux ou écrits), textes critiques, documents de travail, qui fournissent également des informations sur l’œuvre du passé et peuvent servir, le cas échéant, de supports à la création. C’est précisément la fécondité de ces matériaux qu’une chorégraphe comme Olga de Soto met en lumière dans sa pièce histoire(s), compilant les témoignages, les souvenirs, les hésitations de différents spectateurs qui ont assisté à la première représentation du Jeune Homme et La Mort. Ce faisant, la chorégraphe reconnaît à la « parole » du spectateur sa légitimité à « dire » l’œuvre (au même titre que d’autres témoins : auteurs, interprètes, collaborateurs ou critiques). En soulignant la pertinence des retours du spectateur à rendre compte de l’œuvre, Olga de Soto œuvre à une déhiérarchisation des discours, contre l’ascendance des intentions de l’auteur sur les mémoires de l’art chorégraphique.
Parce que l’œuvre chorégraphique consiste en un libre assemblage de matériaux hétérogènes, toute trace est nécessairement lacunaire et partiale, car résultant d’un point de vue singulier et subjectif. Si la photographie peut permettre de conserver une trace de la scénographie, de la configuration des danseurs dans l’espace ou d’une posture emblématique, la vidéo a pour avantage d’enregistrer le mouvement dans son effectuation. Cependant, la vidéo capte le « déroulé » de la danse depuis un point de vue extérieur alors que le système de notation de Laban7, par exemple, consigne le trajet du mouvement tel qu’il est initié et conduit par le danseur. Si chaque document produit sa propre grille de lecture, quelles sont les données essentielles ou pertinentes à l’œuvre chorégraphique : la composition du mouvement, son intention, sa qualité d’interprétation, le décor, les costumes, la musique ?
Le problème de la matérialité
La matérialité de la trace est considérée de manière ambivalente dans le champ chorégraphique. Pour les uns, elle représente la possibilité de contrecarrer la nature éphémère de la danse, pour les autres, elle l’expose aux dangers de la sclérose. Dans le premier cas, l’archive est considérée de manière favorable car elle offre à son usager la possibilité de contacter l’œuvre, même plusieurs années après ses dernières actualisations. Plus encore, parce qu’elle constitue « ce qui reste » après la performance, elle est le filtre à travers lequel l’historien de la danse pourra accéder à l’œuvre du passé et incarne, de ce fait, la condition même de la constitution d’une histoire de l’art chorégraphique (contrairement au champ des arts plastiques, par exemple, où la stabilité relative des objets permet une mise en histoire des formes réalisée, non pas seulement à partir de l’interprétation des sources disponibles, mais via la lecture même des œuvres). Dans cette perspective, l’archive constitue une pièce maîtresse du processus de légitimation de l’art chorégraphique : « Parce que les beaux-arts pouvaient se fixer dans un objet tangible, doué de persistance, on les considérait comme plus “avancés” que la musique et, pour cette même raison, que tout art dont le médium était instable (le son, le geste, etc.) et qui dépendait d’une “interprétation” (ou, en anglais, d’une “performance”) pour exister : une activité qui toujours doit périr et toujours recommencer. »8
Dans la seconde éventualité, l’immatérialité est considérée comme une qualité intrinsèque à la danse, une « seconde nature » en quelque sorte. L’archive, par sa fonction de conservation, représente un double danger d’inertie et d’altération. Si l’archive offre la possibilité d’un accès à des danses disparues, son pouvoir normatif est d’autant plus agressif qu’il s’exerce sur une matière labile. En effet comme le souligne Derrida, « Arkhë, rappelons-nous, nomme à la fois le commencement et le commandement. Ce nom coordonne apparemment deux principes en un : le principe selon la nature ou l’histoire, là où les choses commencent – principe physique, historique ou ontologique –, mais aussi le principe selon la loi là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social, en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné – principe nomologique. » 9
Face à la duplicité de l’archive mise en exergue dans les propos de Derrida, les stratégies des artistes chorégraphiques sont multiples. On peut identifier cependant, de manière simplifiée, deux approches radicalement différentes. L’une envisage l’archive comme une vérité qu’il s’agirait de respecter, voire même de consacrer. L’autre considère, au contraire, l’archive comme une potentialité de l’œuvre parmi d’autres, comme un support de travail et non comme une fin en soi. La question qui se pose ici est celle de l’autorité de l’archive qui, en danse, agit peut-être avec d’autant plus de force que le mouvement est un événement éphémère.
Qu’est-ce à dire « se saisir d’une archive » ?
Depuis quelques années, le sujet de l’archive apparaît comme une préoccupation majeure du champ chorégraphique. Au-delà de l’intérêt strictement scientifique porté à l’archive (par des théoriciens, historiens, archivistes), on note la multiplication de productions artistiques qui entretiennent une relation singulière avec l’archive. Ce phénomène est d’ailleurs manifeste dans des champs artistiques aussi variés que le théâtre, les arts plastiques, la photographie ou la danse…
Y aurait-il une façon spécifiquement chorégraphique de se saisir de l’archive ? Comment les chorégraphes s’emparent-ils de ces « traces » ? Comment se positionnent-ils face à l’autorité de l’archive désignée précédemment ? Les usages de l’archive en danse déplace la relation traditionnelle du chorégraphe à l’interprète, car, dans le cas de reprises, de réappropriations, de relectures d’œuvres historiques, ce n’est plus l’« émetteur » qui décide et organise la transmission (des informations, du mouvement, de la matière) mais le « récepteur » qui invente les modalités selon lesquelles il se saisit de la forme originelle. De surcroît, l’archive agit tel un relais entre le chorégraphe (qui pense et écrit son « texte ») et l’interprète (qui le reçoit et le lit), et ce faisant, propose un nouveau cadre de travail substituant la relation exclusive et binaire à une rencontre médiatisée et distancée entre le chorégraphe et l’interprète. Du point de vue des pratiques de transmission, l’archive apparaît comme un moyen d’expérimentation des alternatives à l’exclusivité de l’imitation, non seulement car elle s’interpose entre le maître et l’élève, mais aussi parce que, si dans certains cas (comme celui de la partition par exemple), la nature de l’archive empêche toute forme d’identification du danseur à un modèle, dans tous les cas, la désincarnation de la référence atténue son pouvoir de modélisation. Par ailleurs, le contenu historique de l’archive invite à une transmission à double entrée qui articule un savoir théorique à une expérience pratique. En ce sens, travailler à partir de l’archive permettrait la transmission d’une histoire en actes qui éviterait l’écueil de la distinction trop souvent faite en danse, entre l’expérience pratique d’un côté et l’acquisition de connaissances historiques de l’autre.
Considérant la multiplicité des projets qui s’intéresse à la notion d’archive en danse, il est délicat, au risque de généraliser et de réduire les pratiques, d’établir « une manière spécifiquement chorégraphique de travailler l’archive ». Sans pour autant nier l’hétérogénéité des démarches, on note cependant, depuis les années 1990, le développement de projets qui travaillent l’archive dans une tension entre processus de réactivation et stratégies de détournement. En effet, qu’on pense à la reprise d’Adieu et Merci de Mary Wigman par Dominique Brunet et Bertrand Lombard (1994), à …d’un faune (éclats) du Quatuor Knust (2000), à Phasmes (2001) et Ecran Somnambule (2012) de Latifa Laâbissi, à histoire(s) (2004) et Débords / Réflexions sur La Table Verte (2012) d’Olga de Soto, mais aussi à Two discussions of an anterior event (2004) de Jennifer Lacey ou à Flip book / Roman Photo / 50 ans de danse (2009) de Boris Charmatz, toutes ces formes de « réappropriations » font état d’une posture critique des artistes face à l’archive : entre reconnaissance de la richesse d’informations de l’archive (offrant au danseur un potentiel d’interprétation des œuvres du passé) et conscience de sa nature autoritaire et lacunaire.
Du point de vue de la création, le travail de l’archive tel qu’il se déploie sur les scènes chorégraphiques témoigne d’un renouvellement des enjeux : il ne s’agit plus, pour les artistes, aujourd’hui, de faire preuve d’innovation et d’affirmer une signature d’auteur comme dans les années 1980, mais de repenser la relation à l’histoire qui les constitue, moins dans une perspective de rupture ou d’affiliation que dans une réciprocité critique et problématisée. Parce qu’elle provoque un surgissement du passé au présent, parce qu’elle présume de la possibilité d’un retour à une forme antérieure, l’archive propose un espace de travail idéal pour l’expérimentation et l’invention d’un lien au passé qui ne soit plus seulement généalogique et descendant. •