NDD # 77 – « Un art privé de sa mémoire n’a pas d’avenir » Entretien avec Annie Bozzini
Propos recueillis par Marian del Valle.
De quelle manière croyez-vous que la recherche en danse contribue à l’enrichissement de la création chorégraphique ?
La recherche en danse participe à la constitution d’une mémoire et à sa restitution. Un art, pour se développer, doit pouvoir s’appuyer sur la mémoire de sa propre pratique. Pendant longtemps, le patrimoine de la danse occidentale était considéré comme étant exclusivement celui du ballet académique. C’était une question réglée, comme si elle n’avait pas été réfléchie. Grâce à la recherche, d’autres héritages ont été valorisés. Les sources de la danse contemporaine sont extrêmement variées et c’est intéressant de remonter à des sources ignorées ou enfouies parce qu’auparavant nous ne les avions pas à disposition.
Par ailleurs, un art privé de sa mémoire n’a pas d’avenir et il est très important de pouvoir compter sur les éléments très divers qui constituent globalement une mémoire de la danse. La gloire des chercheurs est de dédier un temps, dit non productif, mais qui cependant produit du sens et du contenu qui alimente et sert l’ensemble du champ chorégraphique. Il faut investir dans la recherche en danse, car elle met à jour des pans de mémoire demeurés ignorés. Bien sûr, les chercheurs n’ont pas vocation à devenir des créateurs, mais l’objet de leur recherche peut devenir une source de création. Aujourd’hui, les nouvelles générations de danseurs s’intéressent à l’histoire de leur pratique, ce qui est heureux. Nous ne sommes plus dans des périodes de tabula rasa comme dans les années 80, car, à l’époque, il fallait s’ériger contre la seule référence qui était l’académisme ; c’était aussi une génération qui s’intéressait moins à ce qui se passait dans des contrées extra européennes, par exemple. Cet intérêt est venu tardivement, grâce notamment à l’ouverture des champs de recherche qui étaient déjà très développés aux Etats-Unis beaucoup plus en avance que la France et la Belgique sur ces questions.
Quels moyens avez-vous mis en place, en tant que directrice de Charleroi danse, pour encourager la recherche en danse ?
Charleroi danse étant le seul centre chorégraphique de Belgique, il doit être investi de nombreuses missions au service de la danse et certaines de ses actions peuvent s’inscrire dans une durée qui n’est pas celle des créateurs, souvent pris dans le temps de la production. Un centre chorégraphique a une responsabilité plus large, comme par exemple questionner le rapport à l’histoire de la danse : comment la rendre accessible, disponible ? Cette question est aussi liée à celle du public et de sa culture de la danse. Peut-être un jour cessera-t-on d’entendre les spectateurs déclarer qu’ils « n’y comprennent rien », ce qui est une façon de s’autoexclure d’un art. Je reste persuadée que la danse est un art accessible à tous qui souffre d’un manque de références car celles-ci sont plus difficiles à obtenir. L’expérience du spectacle de danse reste unique, ce que vous n’avez pas vécu en direct est difficile à appréhender, et nécessite un corpus documentaire pour en retrouver trace. Un centre chorégraphique, à la différence d’un théâtre qui produit essentiellement des créations, peut se détacher de l’actualité, se concentrer sur des démarches qui sont liées à des questions de mémoire. La création contemporaine active aujourd’hui toutes ces questions-là et il est de notre responsabilité de soutenir ces initiatives.
Nous avons mis en place différentes stratégies de soutien à la recherche. Il y a des bourses, elles existaient déjà dans le dispositif de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais nous en avons ajouté quelques-unes de plus. Elles offrent aux artistes un temps sans nécessité de production dans l’immédiat.
Ensuite, j’ai estimé qu’il fallait donner une visibilité à certains projets qui abordaient des questions sur la mémoire. Avec le festival LEGS1, nous avons voulu, non pas créer une manifestation de plus, mais inventer un temps pour mettre en valeur des démarches liées à cette question de l’activation de la mémoire. Nous ne pouvons pas continuer à affirmer que Bruxelles est la capitale des danseurs sans stimuler leur capacité à inventer par une approche plus organisée. Proposer des cours techniques ne suffit pas, les danseurs ont aussi besoin d’un temps dédié à s’interroger sur leurs propres pratiques. Le cadre d’une formation me semble le lieu idéal, il manquait aussi un diplôme d’études supérieures en danse. À Bruxelles, il y a déjà une grande école, mais je pense que la formation, la transmission de la danse, ne doit pas être assujettie à une seule figure. Il y a eu l’école de Béjart (Mudra) et maintenant celle d’Anne Teresa De Keersmaeker avec PARTS, qui offre un cursus exceptionnel, mais pour autant la danse doit s’inscrire dans des lieux de transmission de savoirs, comme les universités ou les écoles supérieures d’art. D’où l’initiative d’ouvrir un champ des études en danse2 à l’ENSAV-La Cambre, qui va travailler un terreau de la danse en profondeur, dont on ressentira les effets sur le long terme. Le rythme de Charleroi danse ne doit pas entièrement se conformer à celui des acteurs de la danse qui ont leurs urgences et doivent produire chaque année une création. Nous, nous devons nous autoriser un peu de recul. Cela nous permet de mieux évaluer les urgences, d’encourager ce qui peut réellement soutenir l’ensemble d’une communauté qui s’intéresse à la danse : danseurs, chorégraphes, chercheurs, public, etc.
En conclusion, je dirai que, même si la recherche ne s’adresse pas directement au grand public, ce n’est pas pour cela qu’elle ne doit pas exister, car elle participe grandement à la richesse de la création.