Alexia Psarolis
Impro, nature et poésie – Entretien avec Félicette Chazerand
Félicette, étymologiquement « petite heureuse », toujours curieuse, a fait de sa vie une danse improvisée où nature, poésie et mouvement ne l’ont jamais quittée. Danseuse, chorégraphe, pédagogue, « non formatable » selon Willy Bok, son professeur de yoga, pionnière de la danse Jeune public en Belgique francophone, elle a essaimé, plus de quarante ans durant, des formes pour petits et grands. À l’heure où la compagnie referme sa boucle, la « Rouquine rembobine le fil * ».
Quelles sont les étapes marquantes de ton parcours ?
En 1974, à presque 18 ans, lauréate du Concours de Bagnolet en France, j’intègre Mudra, l’école de Maurice Béjart. La période 1980-1990 correspond à des années d’expérimentation. La jeune danse contemporaine belge voit le jour. Dans les années 1980, j’ai rencontré Patricia Kuypers, qui fondait l’association Contredanse, tandis qu’au Botanique, l’association Danse Plus faisait émerger les chorégraphes indépendants. Ce furent les débuts de la reconnaissance de la danse contemporaine. La performance liée à la recherche, stimulée par Contredanse, me nourrissait, autant physiquement que philosophiquement. J’ai rencontré le Contact Improvisation avec Andrew Harwood, puis Nancy Stark Smith, Katie Duck, Simone Forti, Lisa Nelson sont venues enrichir ma démarche chorégraphique. Deux couleurs se dessinaient : la performance et les créations.
En parallèle, nous œuvrions pour qu’un ministère de la Danse puisse voir le jour. Jean-Philippe Van Aelbrouck a été la cheville ouvrière auprès de l’administration du ministère de la Culture, côté Communauté française. En 1992, la compagnie a vu le jour, bénéficiant d’un emploi ACS (emploi subventionné, ndlr) qui a permis de la stabiliser et, à partir de 2017, d’un contrat-programme. En 2007, à la suite de la création de À l’ombre des arbres, nous créons un espace théâtral à l’école 6 de Schaerbeek durant six ans. Le « projet en étoile » est né.
Quel regard portes-tu sur ta carrière de façon rétrospective ?
Je considère ma vie comme une expérience. Arrivée à un âge dit mature, je ne peux qu’apprécier le chemin traversé. Ma détermination à valoriser ce métier en compagnie de différentes équipes a permis de traverser les difficultés autant financières que structurelles. Dans les années 1990, très peu de lieux étaient adaptés. Le secteur du théâtre jeune public n’était pas encore ouvert à la danse. En tant que pionnière, participer à la naissance de ce secteur a été évidemment très enrichissant.
Comment as-tu débuté dans ce secteur de la danse jeune public ?
J’étais une des premières à créer pour la danse jeune et tout public. J’ai été repérée par Catherine Simon, personne clé du jeune public, toujours à l’affût de nouveautés, qui a beaucoup œuvré à la reconnaissance de la danse dans ce secteur. Elle m’a amenée à développer, au fil des années, des productions dansées pour le monde de l’enfance. Toucher les petits comme les grands, sans faire de différence. Ce champ s’est ouvert à moi, sans volonté de ma part. La poésie faisant partie de mon ADN, il y a comme une évidence dans ce qui se dégage des propositions artistiques qui correspondent au monde de l’enfance. Catherine avait vu juste. Je suis restée fidèle à ce secteur.
Dans les années 2010, tu questionnes le rapport à l’âge…
Autour de 50-55 ans, j’ai commencé à me remettre en question car je trouvais que je me répétais. Mettre le goût de la performance au sein de ma démarche chorégraphique, passer par mon corps avant de transmettre, c’était une étape incontournable pour continuer mon parcours. Solo 55, créé en 2010, posait la question : « Qu’est-ce que la danse peut encore apporter à la danseuse et à la chorégraphe que je suis ? » Résonance, duo de recherche chorégraphique (2014-2016), est né de ma rencontre avec Florence Augendre, partenaire de vingt ans plus jeune que moi ; toutes deux, nous avons expérimenté le fondement du mouvement corporel en lien avec le Body-Mind Centering et la fasciapulsologie. Je voulais quitter mes habitudes. L’âge et l’expérience avaient envie de tâter de nouveaux horizons, de nouveaux savoir-faire.
Est-ce que le shiatsu, le yoga t’ont permis de prendre soin de ton corps tout au long de ta carrière ?
Sûrement, mais ça n’était pas un objectif ; cela fait partie de mon quotidien, de ma philosophie de vie. Prendre soin de soi, c’est aussi politique. Quand tu prends soin de toi, tu prends soin de ton entourage. Je pratiquais le shiatsu avant le Contact Improvisation. La méditation en lien avec le yoga me permet également de garder une certaine qualité de corps en mouvement.
Comment la maternité s’est-elle inscrite dans ta vie de danseuse ?
Le mouvement m’habite depuis ma tendre enfance, je ne pouvais pas m’arrêter. Pour ma première fille, j’ai dansé jusqu’au septième mois de grossesse et après l’accouchement, je ne me suis pas du tout arrêtée. Ma deuxième fille, quant à elle, a pris part à mon activité. Je pratiquais le Contact et l’improvisation dans son école. Il n’y avait pas de séparation entre la danseuse chorégraphe et ma famille, avec les points positifs et négatifs que cela pose avec le temps. Mes filles ont sans doute ressenti certains manques…
Pourquoi avoir choisi la forme du documentaire pour laisser une trace de ton travail ?
J’ai hésité à publier un livre, mais tellement de choses s’éditent ! Sept créations ont été accompagnées de livrets. Comment garder vivant ce qui a été vécu ? L’envie de transmette et de questionner les archives me semble un acte autant artistique que politique. Ce projet s’inscrit comme une synthèse de mes choix philosophiques qui se sont déployés au sein de ma vie artistique. Je souhaiterais que le film puisse continuer à éveiller, à stimuler, à questionner l’imaginaire du corps et du mouvement, à débattre de la question du corps, bien mise à mal dans notre société. La poésie du corps peut réveiller les besoins fondamentaux de chaque être vivant et les mettre en confiance. Je suis très reconnaissante de cet aspect de ma vie d’artiste au sein de notre Communauté française de Belgique. Aujourd’hui, à 70 ans, je quitte le monde de la production avec plaisir. La relève est riche et les combats continuent.
Qu’aurais-tu envie de transmettre à tes collaborateurs, danseurs et danseuses proches ?
Je ne me pose pas cette question en ces termes-là ; elle se traduit toute seule. Milton Paulo Nascimento, Anne-Cécile Chane-Tune, Maria Vinas Lopez, Giulia Piana poursuivent naturellement leur chemin. J’ai un grand plaisir de les suivre. Transmettre fait partie de l’histoire humaine et, avec le recul, l’âge faisant, les mémoires se réveillent avec un goût de redécouvrir à nouveau des couleurs et des dynamiques que proposent les nouvelles générations.
Au sein du projet de la compagnie, la question de la transmission s’est dessinée au travers du « projet en étoile » dont le cœur est la création, dont chaque contenu se déploie et s’expérimente avec les danseurs et danseuses, vers les enseignants et enseignantes, vers les animateurs et animatrices, vers les publics divers. Transmettre, c’est communiquer son expérience pour échanger et le questionner, pour se redéployer à nouveau, et ceci sans fin. Pouvoir ouvrir un champ d’actions. En tant que chorégraphe, c’est peut-être ça l’enjeu : faire en sorte que la création suscite la réflexion dans tous les domaines, comme je l’ai vécu moi-même.
Aujourd’hui, comment imagines-tu la suite de ton parcours ?
Je me retire dans un milieu plus spirituel, toujours en lien avec la fonction du corps, vu comme l’incarnation de l’esprit. Je souhaite continuer à valoriser ce lien entre le corps et l’esprit, le rapport au quotidien, aux besoins physiques, à l’imaginaire qui traduit une poésie de vie. Avec cette question : qu’est-ce que la trace a à nous dire ?
* La Rouquine (1997), Rembobine ! (2015), Au fil de soi(e)
Projection du documentaire Traces co-réalisé avec Alice Piemme, le 31 mars 2026, à la Bellone, soutenu par Charleroi danse dans le cadre du festival Legs, en collaboration avec Contredanse.
Félicette Chazerand en quelques dates :

1974 : Prix du Concours de Bagnolet
1974-1976 : Mudra
1980-1990 : années d’expérimentations chorégraphiques en solo, en duo, en trio : Solo seule, Poids et Mesure, Empreintes, Mine de rien, Les Pipelettes, Vie intérieure, The Travel & War & Object… Mise en place de la commission Danse au sein du ministère de la Culture de la Communauté française
1992 : création officielle de la compagnie
2001 : Carte postale : reconnaissance de la compagnie de danse jeune public avec une mention à Huy
2007 : À l’ombre des arbres, en collaboration avec Bob Verschueren, prix du jury des Rencontres de Huy
2010 : Solo 55, performance
2013 : Au fil de soi(e), sur le thème du lien avec une dynamique circassienne
2014 : Résonance, avec Florence Augendre (vidéo)
2017 : la compagnie obtient un contrat-programme
2018 : Corps confiants, travail sur le Contact Improvisation avec les enfants
2020 : rOnde et Sous les plis (années Covid)
2025-2026 : Traces de danse, documentaire coréalisé avec Alice Piemme
