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  • Nouvelles de danse

    NDD#74 Les corps conducteurs

    Some English Suites – Steve Paxton

    Par Jean-Marc Adolphe

    Je t’aime, moi non plus. Ainsi vont les relations entre danse et musique depuis le début des années 1980, lorsque la danse contemporaine semait ses premiers bourgeons en Europe.

    Des relations souvent méfiantes, parfois tumultueuses, quand elles ne furent pas… inexistantes.

    Il fallait avant tout se démarquer de l’emprise esthétique, sociale et culturelle du ballet classique, de sa rigueur hiérarchique et de sa virtuosité technique, tout autant que de l’assujettissement de la danse à la musique. Ce sentiment ne valait pas seulement à l’encontre du ballet classique. Davantage encore que sa Messe pour le temps présent, créée dans la Cour d’honneur du festival d’Avignon en 1967, pour laquelle Béjart avait fait appel au compositeur électro-acoustique Pierre Henry (alors peu connu), sa chorégraphie du Boléro de Ravel (créée en 1961 à Bruxelles), malgré le succès public rencontré, fit office de repoussoir plus que de modèle pour les jeunes danseurs et chorégraphes qui cherchaient, à partir des années 1970, des voies nouvelles.

    Un champ de convergences et de divergences

    Pour beaucoup, New York était alors un pôle d’attraction, et tout particulièrement le studio de Merce Cunningham. La toute jeune danse contemporaine se revendiquait volontiers d’une utopie émancipatrice. Et la vulgate proclamait alors que la principale novation apportée par le chorégraphe américain fut de « séparer » danse et musique.1 Mais s’il est exact qu’avec Cunningham, la chorégraphie cesse de suivre le rythme de la musique, on ne saurait faire fi de l’étroite collaboration, intellectuelle et artistique autant que personnelle, qui a existé pendant près de 50 ans avec l’un des principaux compositeurs du XXe siècle, en la personne de John Cage, même si l’influence de Cage sur Cunningham fut autant esthétique et philosophique, notamment par l’intérêt porté à la pensée orientale, que strictement musicale.

    Dans un remarquable essai, Annie Suquet souligne toutefois « à quel point la mise en œuvre de cette indépendance a été expérimentale et progressive. Sous la surface du discours esthétique tenu par le compositeur et le chorégraphe, c’est moins une autonomie égalitaire qui se dessine peu à peu entre les deux arts qu’un champ de convergences et de divergences. »2 Cunningham ne se désintéressait pas de la musique, loin s’en faut. Sa toute dernière création, Nearly Ninety, créée à New York peu avant sa mort, en 2009, était ainsi accompagnée d’une musique triplement signée par le violoniste et compositeur japonais Takehisa Kosugi, par le multi-instrumentiste John Paul Jones (qui fit les beaux jours de Led Zeppelin dans les années 1960) et par les quatre mousquetaires de Sonic Youth, groupe phare du rock « alternatif ». Excusez du peu !

    La danse du silence

    Mais au fond, sans aller jusqu’à parler d’assujettissement, pourquoi faudrait-il que la danse soit reliée à la musique ? Ne serait-il pas possible, tout simplement, de danser en silence ? L’Américaine Dana Reitz en a maintes fois fait l’expérience, notamment dans le fabuleux solo Circumstantial Evidence (1987), où s’affirmait, selon le New York Times, « une présence surnaturelle aussi bien que profondément sereine », dans un silence « si frappant qu’il en devient palpable ». De Trillium, qu’elle présente en 1962 au Judson Dance Theater, jusqu’à Glacial Decoy (1979), les premières pièces de Trisha Brown étaient également dépourvues de tout accompagnement musical. « Je crois qu’avoir dansé toutes ces années sans musique m’a rendue très forte. Ma danse existe. Musique, décor et danse peuvent coexister. (…) Mais ne pas avoir de musique empêche le public de voir réellement l’œuvre », confiait Trisha Brown.3 Le tournant s’opérera au début des années 1980 avec Son of Gone Fishin’ (1981, musique de Bob Ashley) et Set and Reset (1983, musique de Laurie Anderson), amorçant pour la chorégraphe un long compagnonnage avec la musique, jusqu’au milieu des années 1990, où elle se tourne vers un répertoire classique, avec L’Offrande musicale de Bach (1995), L’Orfeo de Monteverdi (1998) et Die Winterreise sur la musique de Franz Schubert (2002). En 2001 et 2007, elle met en scène deux opéras de Salvatore Sciarrino.

    En France et en Europe, les artistes de la « nouvelle danse » (comme on disait à la fin des années 1970), sans passer par les années d’expérimentations d’une Trisha Brown, étaient pressés de rencontrer un public qui puisse les légitimer. De surcroît, alors que les danseurs eux-mêmes étaient payés au lance-pierres, les moyens de production ne permettaient guère d’imaginer la présence de musiciens en scène, ni davantage de passer commande à des compositeurs. Ce fut alors l’avènement de l’incontournable bande-son, plus ou moins bricolée avec les moyens du bord. L’esthétique de la play-list a aujourd’hui pris le relais. Jérôme Bel a fait florès avec The Show Must Go On (2001), sorte de karaoké chorégraphique où les danseurs « illustrent » ce que disent les chansons, dans un pot-pourri de tubes en tout genre, d’Edith Piaf à John Lennon et Paul McCartney. Mais en matière de montage sonore, tous n’ont pas la sensibilité d’une Pina Bausch, dont les pièces déroulent leur chapelet musical, marqué, à partir de 1986, par la prégnance de chansons et d’airs traditionnels issus des cultures populaires : singulier travail de collecte et d’agencement auquel aura contribué, pendant plus de 10 ans, le compositeur Matthias Burkert4.

    Michèle Noiret Solo Stockhausen © Sergine Laloux
    Scénographies sonores

    Dans certains cas, la création sonore – et pas exclusivement musicale – a su trouver avec la danse matière à s’épanouir. Jean-Jacques Palix se qualifie volontiers de « scénographe sonore ». Compositeur, collecteur et archiviste de musiques rares, il a, en tandem avec Eve Couturier, conçu l’environnement sonore de plusieurs pièces marquantes des années 1980, tel Waterproof (1986), spectacle aquatique de Daniel Larrieu. Formé à la classe d’électroacoustique du Conservatoire de Paris, Olivier Renouf a lui aussi commencé à travailler avec la danse au début des années 1980. On retrouve sa « patte » sonore dans certains spectacles de Georges Appaix, du Groupe Dunes, de Paco Dècina, d’Odile Duboc (Projet de la matière, 1993), de Mathilde Monnier (Publique, 2004) ou encore de Boris Charmatz (Herses, une lente introduction, 1997, avec la musique d’Helmut Lachenmann ; Con forts fleuve, 1999). Des collaborations chaque fois différentes, où « les matériaux vont de la prise de son brute à des compositions musicales et sonores personnelles, en passant par le son en direct et l’emprunt de musiques existantes, avec le désir d’organiser les relations entre ces éléments. »5 Mais il est un autre aspect, rarement évoqué, du rôle d’« accompagnateur », tel que se définit Olivier Renouf : le soin apporté aux modes de diffusion du son. Dans les techniques scénographiques, les metteurs en scène et chorégraphes se sont davantage souciés de la lumière (qui, de fait, a fait l’objet de conséquentes innovations ces 50 dernières années) que du son. Un désintérêt peut-être lié au fait que, selon Olivier Renouf, « les chorégraphes demandent souvent aux éléments sonores de les séduire immédiatement, et répugnent à passer par un travail d’écoute attentive, de critique et d’analyse. »

    Mais toute exception a sa règle. Dominique Bagouet, non content d’avoir été l’un des seuls chorégraphes français de sa génération à s’intéresser à des compositeurs contemporains6, a été amené à plusieurs reprises (Les Petites Pièces de Berlin, Le Crawl de Lucien) à collaborer avec Gilles Grand, à la fois compositeur de musique électroacoustique et ingénieur du son. Il fut ainsi très tôt amené à se préoccuper des questions de spatialisation sonore, de même que Régine Chopinot avec André Serré, grand sonorisateur de théâtre au TNP de Villeurbanne, qui inventa avec Patrice Chéreau les « silences habités »7.

    Danser sur la musique, ou avec elle ?

    Et la musique dans tout cela ? Que la danse en ait besoin pour être vue par un large public, comme le disait Trisha Brown, soit. Mais comment opèrent les articulations qui permettent de nourrir, entre musique et danse, un dialogue qui puisse être fécond ? Aucune recette. Rien ne rassemble a priori Michèle Noiret, qui se nourrit des années qu’elle a passées auprès de Karlheinz Stockhausen en tant qu’interprète gestuelle pour créer en 1997 son Solo Stockhausen (qu’elle réinvente en 2014 avec Palimpseste), Myriam Gourfink, dont la quête de nécessité intérieure se lie étrangement aux sons, proches de la « noise music », délivrés par Kasper T. Toeplitz, ou encore les légendaires improvisations de Steve Paxton sur les Variations Goldberg, de Bach, interprétées par Glenn Gould. Ces mêmes Variations Goldberg interprétées cette fois-ci au clavecin (et sur scène) par Blandine Rannou ont inspiré la dernière création de Loïc Touzé, Forme simple.
    On ne saurait évidemment aborder les relations entre danse et musique sans rendre justice (si besoin est) au constant travail de tissage que développe l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker depuis ses premiers pas en 1981 avec Fase, sur la musique de Steve Reich, compositeur qui sera à nouveau à l’établi de Drumming (1988), Rain (2001), Counter Phrases (2004) et Steve Reich Evening (2007). Loin de se limiter au seul courant minimaliste, le panthéon de la chorégraphe de Rosas a déployé un vaste champ musical, qui va des ressources mélodiques et vocales de l’ars subtilior8 (En attendant, 2010, et Cesena, 2011) jusqu’au jazz de Miles Davis (Bitches Brew / Tacoma Narrows, 2003) et John Coltrane (A Love Supreme, 2005), ou encore Fabrizio Cassol et le groupe Aka Moon (In Real Time, 2000), en passant par Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven, Béla Bartók, Alban Berg et Arnold Schönberg, György Ligeti et Eugène Ysaÿe, Thierry De Mey, Joan Baez, Gérard Grisey, Brian Eno, etc.

    Si la chorégraphie de Fase est encore rivée à la cadence de la musique de Steve Reich (« Cette musique m’a fourni des outils pour développer mon propre vocabulaire et mes propres structures chorégraphiques », confie De Keersmaeker), dans toutes les pièces qui vont suivre il ne s’agit plus de danser sur la musique, mais avec elle. En quête d’un dialogue chaque fois recommencé entre structure et émotion, l’interprétation passe par des corps conducteurs de rythmes et d’intensités. Nul doute que pour Anne Teresa De Keersmaeker, l’enseignement de Fernand Schirren, professeur de rythme au sein de l’école Mudra où elle s’est formée, fut déterminant : « La réflexion de Schirren se soustrait à la segmentation du monde en compartiments et catégories. La danse, le théâtre, la musique : ce qui les lie est plus important que ce qui les distingue. (…) À nous, danseurs et chorégraphes, Schirren a fourni les instruments nécessaires pour aller au fond des choses à l’aide de notre art. » Une appréciation corroborée par Thierry De Mey, qui confie avoir « pleinement bénéficié de l’enseignement de Fernand Schirren, de ses petits exercices de percussions qui faisaient travailler le rythme en profondeur. Selon lui, le rythme devait être physiquement éprouvé. »9 Tout aussi importante fut, pour Anne Teresa De Keersmaeker, la collaboration avec Thierry De Mey, auteur (avec Peter Vermeersch) de la musique de Rosas danst Rosas (1983), qui interviendra ensuite à plusieurs reprises comme conseiller musical de la chorégraphe.

    Un art du phrasé

    À ne retenir d’Anne Teresa De Keersmaeker que le fécond dialogue qu’elle a su entretenir avec la musique, on pourrait en oublier la place qu’elle a su accorder au silence, dès Rosas danst Rosas (1983).

    Les restitutions filmées de cette pièce, qui ont inscrit dans la mémoire son tracé de véhémence scandé par la partition de Thierry De Mey et Peter Vermeersch, pourraient faire oublier sa première séquence, où 45 longues minutes silencieuses précèdent l’irruption rythmique. Silence encore l’année suivante avec Elena’s Aria (1984), dans laquelle la chorégraphe dit avoir eu « conscience que le choix de ne pas engager de partenariat avec la musique était radical, puisqu’il conduisait à un silence crispé et à une profonde sensation d’absence. Mais je pouvais observer indéfiniment le mouvement, et j’aimais la lenteur avec laquelle la musicalité émergeait du mouvement. C’est au mouvement lui-même qu’il incombe de générer la musique. » 10 Et enfin, The Song (2009), où la plasticité de l’espace (l’œuvre a été conçue avec Michel François et Ann Veronica Janssens) est habitée par un bord de silence, accompagné par une bruiteuse qui, de froissements en crépitements, accompagne le geste dansé. Le rythme n’est pas ici ce qui cadence mais ce qui respire, souffle d’une musique incorporée, n’ayant plus besoin d’être entendue. Façon de dire que le silence est une composante du son, non son contraire. •

    1 « La première chose à laquelle Merce Cunningham et moi nous sommes attachés en commençant à travailler ensemble dans les années 1940, a été de libérer la musique de la nécessité d’aller avec la danse, et de libérer la danse d’avoir à interpréter la musique », commentait John Cage. In Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, New York, Limelight Editions, 1991.
    2 Annie Suquet, La collaboration Cage-Cunningham : un processus expérimental, in revue Repères / cahiers de danse, n° 20 (numéro spécial danse et musique), La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne, 2007. https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2007-2-page-11.htm#no1
    3 Limitations et expositions, Conversations avec Trisha Brown, 1986-1987, in Lise Brunel, Trisha Brown, Bouge éditions 1988.
    4 Matthias Burkert, La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch, in Harmoniques n° 7, janvier 1991 : Musique et authenticité. http://articles.ircam.fr/textes/Burkert91a/
    5 Entretien avec Olivier Renouf, réalisateur sonore, propos recueillis par Laetitia Doat et Marie Glon, in Repères / cahiers de danse, n° 20 (numéro spécial danse et musique), La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne, 2007.
    6 Notamment Tristan Murail pour Déserts d’amour, en 1984 ; Pascal Dusapin pour Assaï, en 1986.
    7 Sur la collaboration entre Patrice Chéreau et André Serré et la notion de « silences habités » : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2615
    8 Courant de musique polyphonique apparu dans l’espace méditerranéen à la fin du XIVe siècle.
    9 Anne Teresa De Keersmaeker, préface à : Fernand Schirren, Le rythme primordial et souverain, éditions Contredanse, 1996 ; et Thierry De Mey, Au cœur des choses, in Thierry De Mey, cahier spécial édité par la revue Mouvement, 2011.10 Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cveji, Carnets d’une chorégraphe, op. cit.
    Critique de danse, essayiste, directeur de projets artistiques, Jean-Marc Adolphe a fondé et dirigé pendant 21 ans la revue Mouvement.
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