Les liens de la danse. Un groupe de recherche anthropologique en résidence à Contredanse
Par Laura Steil
On danse à deux, en compagnie d’autres, pour d’autres… mais rarement seul. Que ce soit dans la présentation des danseur·euse·s sur scène face à leur public, dans des cercles de danses dites “traditionnelles”, dans des collectifs façonnés par les danses sociales, dans les négociations propres aux danses de couple, dans la connexion au divin opérée par une danse rituelle, dans une réévaluation des rapports aux autres en Danse Thérapie ou dans des danses de transformation personnelle… danser, faire danser, regarder danser, sont des activités éminemment sociales qui impliquent une multitude de configurations relationnelles possibles. La danse, pour beaucoup, est créatrice de lien(s) et d’un mode de relation bien particulier, au-delà de la diversité de ses formes. Pour réfléchir à ces liens, Contredanse a accueilli seize chercheur·euse·s lors de la résidence de recherche « Les liens de la danse. Approches anthropologiques des relations dans et par la danse » du 18 avril au 20 avril 2024. Guidés par une approche anthropologique, empirique, ancrée dans des matériaux descriptifs, ils et elles ont exploré ensemble les spécificités des liens et relations mis en jeu dans la danse, et ce qu’elles nous disent de dynamiques sociales plus larges.
Cette résidence de recherche de trois jours, annuelle et itinérante, s’est inscrite dans le cadre de l’atelier « La danse comme objet anthropologique » qui offre depuis 2005 un espace de rencontre entre différents objets, approches et terrains qui ont en commun un questionnement sur la danse (ou une pratique corporelle voisine) comme objet anthropologique. Animé par Marie-Pierre Gibert, Marie Mazzella di Bosco et Laura Steil, ce rendez-vous mensuel ne porte pas sur un thème précis, mais s’interroge, à partir de l’analyse d’un grand nombre d’études de cas, sur la danse « en général ». Il a été conçu et entretenu comme un lieu de partage, d’échanges et de co-construction de la recherche, où chaque présentation débouche sur une longue discussion collective et constructive, visant à aider la·le présentateur·rice à développer sa propre question de recherche et à stimuler la réflexion de l’ensemble des participant·e·s. Depuis près de 20 ans, il fait dialoguer chercheur·euse·e, doctorant·e·s, étudiant·e·s en anthropologie, mais aussi en philosophie, en histoire, en études en danse ou en sociologie et des pratiquant·e·s, professionnel·le·s ou non, autour de l’objet « danse » et des perspectives anthropologiques qu’il permet d’ouvrir.
Le programme de la résidence bruxelloise a illustré les partis pris méthodologiques de l’atelier : l’importance primordiale de la description et d’une densité ethnographique ; le choix de l’expérimentation pratique venant en appui des discussions ; la volonté de parvenir à des modélisations qui dépassent les cas empiriques. La volonté était de préserver le subtil équilibre entre savoirs incarnés et conceptualisations plus générales, en mobilisant toujours la double compétence des participant·e·s : une particularité du champ de l’anthropologie de la danse est en effet que la plupart des anthropologues ou des chercheur·euse·s qui s’intéressent à la danse, sont elleux-mêmes pratiquant·e·s, ou l’ont été. En tout, la résidence a comporté sept sessions de travail, dont un « brainstorming » d’ouverture et une « agora reflexive » de fermeture qui s’appuyait sur du travail en petits groupes pour mener à un mind-mapping collectif. Entre ces deux sessions, elle a fait intervenir des jeunes chercheuses autant que des professeur·e·s émérites, des danseuses amateures et professionnelles autant que des universitaires, qui avaient tou·te·s en commun de vouloir porter un regard anthropologique sur la danse. Les objets examinés lors de la résidence allaient des danses traditionnelles basques (Alaia Cachenaud) à une danse « inventée » pour les besoins de l’expérimentation (Michael Houseman), en passant par la danse en contexte de soin (Nathalie Marcoul), la création scénique en danse contemporaine (Mélanie Mesager), ou la préparation du danseur contemporain (Elena Bertuzzi).
La réflexion s’est appuyée sur des textes lus en amont, qui n’étaient pas prescriptifs mais ouvraient le débat : celui de Jean-Michel Beaudet intitulé « Le lien » et portant sur une danse des Wayãpi d’Amazonie (2001), un autre de Marie Bardet sur les « inquiétudes et paradoxes du commun » explorant la distinction entre « danser ensemble, danser comme et danser avec » (2010), et enfin un dernier de Michael Houseman et Georgiana Wierre-Gore — qui sont aussi deux des trois fondateurs historiques de l’atelier — visant à mettre à jour les « attributs [de la danse] en tant que mode d’engagement social » (2023). Ces textes ont permis d’introduire quelques notions principales et d’autres s’y sont ajoutées au fil de la résidence. Celle de « bord » et de « débordement » (émotionnel, psychique, physique…) a fortement retenu l’attention après la présentation de Mélanie Mesager et Nathalie Marcoul qui juxtaposaient les relations dansées en hôpital psychiatrique avec celles dans un centre chorégraphique luxembourgeois. La dialectique du don et contre-don et des question connexes d’obligation, de réciprocité et d’appropriation ont émergé à différents endroits et notamment lors de la présentation d’Alaia Cachenaud sur la pratique basque kaskarot où des danseur·euse·s vont présenter des danses de maison en maison en échange de boissons et nourriture. Enfin, des discussions sur le rôle (des échanges) du regard et du public ont également été transversales à toute la résidence. Elles étaient notamment au cœur de l’expérimentation proposée par Michael Houseman visant à utiliser la danse comme « révélateur relationnel ».
Les organisatrices de la résidence, Marie-Pierre Gibert, Nathalie Marcoul, Marie Mazzella di Bosco et Laura Steil, remercient chaleureusement toute l’équipe de Contredanse et en particulier Yota Dafniotou, pour leur accueil chaleureux, la mise à disposition du centre de documentation et la participation active à la réflexion collective. Nous sommes également reconnaissantes à CHN et Cie, et spécialement C. Hariton, pour leur financement généreux sans lequel cette résidence n’aurait pas été possible.
À lire en ligne :
→ Border, déborder – des relations dans la danse, une réflexion commune présentée par Nathalie Marcoul et Mélanie Mesager lors du week-end résidentiel.