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    Florent Delval

    Décentrer la danse – Entretien avec Annie Suquet

    Livres Tous les articles Mars 21, 2024
    Nancy Stark Smith et Alan Ptashek © Erich Franz. Couverture de Modernités critiques d'Annie Suquet, CND éditions.

    La recherche en danse est en pleine expansion mais reste peu connue d’un large public. Dans le deuxième tome de son Histoire culturelle de la danse, Annie Suquet tente le grand écart en revisitant l’histoire du XXe siècle avec des outils actuels, dans un style accessible et haletant.

    Après un volume portant sur la période 1870-1945, le second tome porte sur la période 1945-1980. Comment en tant qu’historienne décide-t-on de travailler sur une période aussi large ?

    AS : La première parution était l’objet d’une commande du Centre national de la danse (CND) de Pantin. À l’époque, Claire Rousier m’avait vue à l’œuvre dans de nombreuses conférences. Elle était alors directrice du Département du développement de la culture chorégraphique au CND.


    Ensemble, nous avons mené de nombreuses interventions pour initier, à la culture chorégraphique, des programmateurs et programmatrices de théâtre, constatant qu’il existait un vrai déficit de culture chorégraphique. Je pense que c’est elle qui a vu que j’avais un talent pour la vulgarisation. Le premier volume est né de sa volonté d’ouvrir une collection qui serait consacrée à des volumes de synthèse historiques.


    En revanche, c’est moi qui ai eu envie de produire ce second volume, qui paraît treize ans après le premier. J’ai écrit d’autres textes entre-temps, notamment un livre sur l’histoire de la danse contemporaine en Suisse1, une démarche historique complètement différente. Ce livre est essentiellement basé sur des témoignages oraux, donc vraiment sur un travail de collecte qui s’est conduit à travers des entretiens.
    J’ai repris mon souffle et je me suis sentie capable de me ré-embarquer dans cette recherche.

    Vous parlez de vulgarisation. Quelle approche avez-vous de la transmission à un large public ?

    Je suis consciente qu’il s’agit de vulgarisation pointue, mais j’essaie de ne jamais considérer certaines connaissances comme acquises. Je n’hésite pas à refaire, ne serait-ce que par des notes de bas de page, du « b.a-ba ». J’ai été très impressionnée par des travaux de vulgarisation historique qui sont des modèles pour moi, comme le livre d’Eric Hobsbawm qui s’appelle L’Âge des extrêmes ou celui d’Orlando Figes, qui a écrit une fabuleuse histoire culturelle de l’art russe, qui s’appelle La Danse de Natacha.


    J’espère que des gens intéressés par l’histoire, ou par l’histoire de l’art notamment, mais aussi par l’histoire politique, peuvent également trouver, à travers ce prisme que je prends via la danse, des voies de relecture de cette histoire du XXe siècle.

    Est-ce une histoire de la danse moderne ou une histoire de la modernité au travers de la danse ?

    C’est une histoire des imaginaires de la modernité. La manière dont on se représente la modernité est différente à Cuba, à Moscou, à Tokyo, à Paris ou à New York. Il était important de mettre en valeur cette pluralité, c’est pour cette raison que « modernités » est au pluriel.
    Ces visions contradictoires se critiquent les unes les autres, d’où la notion de modernités critiques. L’imaginaire de la modernité américaine, l’imaginaire de la modernité soviétique, par exemple, se regardent en chiens de faïence et s’affrontent. Chacun affirme sa différence en conscience de ce que fait l’autre.

    Notre génération a conscience qu’il est absolument nécessaire de désoccidentaliser, de décentrer le point de vue sur l’histoire de la danse.

    Comment l’écriture et la narration participent à la création d’un récit d’une telle ampleur ?

    Il y a un gros travail sur l’écriture, pour faire en sorte qu’elle soit toujours la plus fluide et la plus simple possible. Je pense que ça participe de ce désir de transmission.


    Ce volume ne représente finalement que trente-cinq ans alors que le premier soixante-dix. Je pense qu’il est plus ample par son envergure géographique, d’une certaine manière, que par sa fourchette temporelle. Je suppose que, si j’écrivais un troisième volume, je pourrais écrire mille pages à nouveau sur une période encore plus resserrée, qui irait de 1980 à 2000, parce qu’il y a aussi un continuel flux de recherches, de productions.

    À quoi est due cette accélération ?

    Il y a une masse d’informations qui augmente au fur et à mesure qu’on se rapproche de la période actuelle de par la multiplicité des sources. Par ailleurs, la recherche en danse est constamment en train de se développer. J’entends faire une sorte d’état des lieux de ce que la recherche actuelle permet de produire comme lecture, de traverser cette histoire de la danse au XXe siècle. Il a fallu résister au désir, quand j’arrive à la fin du livre, de réécrire les premiers chapitres, parce qu’entre-temps, il y a eu de nouvelles recherches.

    Aviez-vous des modèles et en quoi cherchiez-vous à vous en émanciper ?

    Je me nourris de tout. Poétique de la danse contemporaine de Laurence Louppe reste capital. Cet ouvrage m’a formée. Il existe également une multitude de travaux américains essentiels, notamment sur toute la période du post-modern américain, les ouvrages de Sally Banes ou de Cynthia Novack qui font partie de mon bagage intellectuel.


    Je ne dirais pas que je veux m’en émanciper. Simplement, notre génération a conscience qu’il est absolument nécessaire de désoccidentaliser, de décentrer le point de vue sur l’histoire de la danse.

    1 Annie Suquet et Anne Davier, La Danse contemporaine en Suisse. 1960-2010, les débuts d’une histoire, ZOE, 2016.

    Annie Suquet est historienne de la danse. Elle a été chercheuse à la Merce Cunningham Dance Foundation et s’est spécialisée dans la post-modern dance américaine. Elle a publié sur des sujets variés tels que la danse contemporaine suisse ou encore un essai sur Régine Chopinot, etc.

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