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    NDD#75 Dans le sillon de Pina Bausch : La femme en rose

    Kontakthof©Contredanse

    Un témoignage de Dominique Duszinski

    « Bonjour, je m’appelle Dominique Duszynski, je viens de Liège. »

    C’est par une phrase similaire que débute le spectacle Kontakthof. Quelques femmes se présentent, plantent le décor, ouvrent la porte de La Cour des Contacts.

    Ma première de Kontakthof s’est déroulée à Paris au Théâtre de la Ville. J’y tenais le rôle principal, celui de la « femme en rose ». 2h50 de spectacle, qui me projettent dans une panoplie incroyable de sentiments, passant d’une profonde douceur à une fermeté sans égale, d’une douleur viscérale à un charme irrésistible, de rires tonitruants à des pleurs insatiables, de la femme fatale à la femme enfant. 2h50 menées « tambour battant ». 2h50 « sans relâche ».2h50 où l’on ne peut pas être à « bout de souffle » ou peut-être que si ! À bout de souffle, elle continue…

    Un premier rôle complexe, qui demande une faculté de jeu, vivante et énergique. La meneuse de jeu, « la femme en rose », emmène toute cette microsociété dans son univers, où les humains se chamaillent, s’apprivoisent, appellent au secours, se courent après, puis s’enlacent tendrement.

    Tant de contrastes pour terminer sur une ronde de charme qui clôture le spectacle.

    Pina m’a un jour choisie pour reprendre le rôle de Jo Ann Endicott (soliste et personnage clé du Tanztheater Wuppertal). C’était pour moi une faveur et une belle preuve de confiance.
    L’apprentissage s’est fait de manière plutôt fluide mais avec intransigeance. De la répétition encore et encore, jusqu’à ce que « les choses » m’appartiennent. Ne plus penser mais « être » : l’instant, la relation, l’émotion. L’exigence de ce rôle, c’est la multitude de facettes et les changements rapides, à la fois d’humeurs et de costumes. C’est une épreuve physique et
    émotionnelle en vue de cette abondance de couleurs. J’étais heureuse de pouvoir endosser ce costume et il m’a appris énormément dans cette « faculté du changement ». Mais costaud, c’était très costaud, quand plusieurs soirs de suite, il fallait assumer les rires et les pleurs, la tendresse et la douleur. Ça reste une incroyable aventure qui fait toujours écho en moi aujourd’hui et une grande chance d’avoir pu partager ces moments avec Pina et avec le public.

    J’ai accompagné la version « seniors » de Kontakthof en tournée et je me souviens de la première fois où j’ai vu les répétitions. Pina (comme elle le faisait souvent dans les remplacements au sein de sa compagnie) avait choisi des personnes de plus de 65 ans qui avaient « quelque chose » de mes « collègues danseurs ». Ils ressemblaient tous à l’un de nous. C’était à la fois touchant et troublant. Dans son travail, Pina mettait toujours l’humain au premier plan. Entre danseurs, nous nous connaissions si bien. Elle se servait de ces liens qui nous reliaient, en faisait naître une force sur le plateau, avec tout le trouble qui s’en dégageait. Je retrouvais avec les seniors les personnages sur scène comme si c’était nous, mais avec 30 ou 40 ans de plus. Bien auparavant, avant qu’elle ne décide de faire « Kontakthof avec des femmes et des
    hommes de plus de 65 ans », Pina nous disait : « J’aimerais faire cette pièce avec vous quand vous serez vieux. » Et puis, elle trouvait que ses danseurs n’avaient jamais l’air suffisamment vieux. Alors, un jour, elle a engagé des hommes
    et des femmes de plus de 65 ans pour mener à bien sa volonté de spectacle.

    Pour ces personnes de plus de 65 ans, Kontakthof est un vrai challenge. 2h50 de gestes répétés avec ardeur et de diagonales effrénées. Une vraie épreuve pour ces plus de 65 ans. Et c’est sans doute ce que cherchait Pina : que l’âge des interprètes interfère sur les éléments du spectacle, que les visages parlent du temps qui passe, que le geste devienne incertain, voire maladroit, que le rythme initial soit ralenti et bouleversé. Pas besoin d’exigence de jeu, laissez les seniors s’emparer de la matière, avec intériorité et simplicité, parce que la vérité du
    geste dans l’univers artistique de Pina Bausch ne s’invente pas, il est.

    Mon expérience avec les jeunes danseurs est du domaine de la transmission. J’enseigne ce répertoire au sein de grandes écoles de danse contemporaine. Pour les jeunes danseurs, Kontakthof, c’est endosser un costume, une époque, une manière d’être qui, malgré la distance de cette gestuelle « codifiée », trouve son sens. C’est surprenant de les voir apprendre ces attitudes de Kontakthof, avec quelque chose de maladroit et d’une grande pudeur. Comme pour les seniors, l’âge fait la différence, donne toute la saveur aux différents paramètres du spectacle. Les seniors ont vécu, les jeunes ont à vivre. Ce n’est ni leur époque, ni leur manière de bouger. Mais quand je vois dans Les Rêves dansants ces jeunes de Wuppertal en jogging, le cheveu rebelle, s’habiller d’un costume cravate, les cheveux laqués, il y a un je-ne-sais-quoi qui fait que le charme opère.

    J’avais 23 ans quand j’ai rencontré Pina. J’ai dansé pour elle et je l’ai côtoyée pendant 10 ans.

    Depuis mon départ de la compagnie, en 1992, j’ai collaboré à de nombreux spectacles avec d’autres chorégraphes, et aussi réalisé mes propres créations. En 2018, forte de mes expériences « wuppertaliennes », j’ai créé Hymne, un duo piano/danse qui raconte les coulisses de l’univers de Pina Bausch. C’est une partie de mon histoire que je relate. Elle se construit de ces strates invisibles, inscrites au plus profond de ma mémoire et de mon corps. Emmagasinées au fil du temps, elles font de moi un refuge de mouvements et de souvenirs : intenses, drôles, joyeux, malheureux, cocasses, inattendus. La petite histoire des coulisses s’y dévoile et donne accès aux arrière-plans. Pina était une familière des arrière-plans, de toutes ces situations qui sont dans l’ombre et proposent le croustillant de la vie. À mon tour, dans Hymne, je profite des arrière-plans. Je les fais revivre. Je les transporte dans une sphère différente, accompagnée de la pianiste Nao Momitani. Ensemble, nous redessinons l’histoire, avec humour et un zeste d’effronterie. •

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