NDD#75 Dans le sillon de Pina Bausch : Ce qui nous relie
Par Gilles Abel
« L’adolescent est oisif, insouciant, irresponsable, effronté, bruyant, égocentrique, bohème, accro au cellulaire, voire drogué, ses préférences se fondent sur la mode plus souvent que sur des initiatives personnelles. »
Tels sont les mots qu’Étienne Bourdages utilisait, un brin provocateur, en 2008, dans un article revigorant1, bousculant quelques préjugés propres à cette « zone de turbulence » que constituent l’adolescence et son rapport au spectacle vivant.
Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou non, nous ne cessons au quotidien d’ancrer nos jugements dans des préjugés. Plus ou moins intenses, plus ou moins abusifs, il ne sert à rien d’espérer en être totalement exempté. En effet, classer, catégoriser, généraliser et former des constats plus ou moins totalisants sont autant de modes de fonctionnement du
jugement et du cerveau pour appréhender le réel. Rien ne sert de s’en lamenter ou de s’en formaliser. Au contraire, peut-être est-il davantage judicieux de s’interroger sur les raisons qui peuvent nous amener à en atténuer la portée, à en canaliser les débordements, à en juguler les effets pervers.
Car, de cette manière, il sera peut-être possible d’esquisser et d’aménager de nouveaux espaces, de nouveaux repères et de nouveaux modèles, permettant à chacun d’entre nous de s’engager au mieux dans le réel. En évitant au maximum de trébucher contre les obstacles, les embûches et les chausse-trappes qui ne manquent jamais de se présenter à nous. Et en se donnant une chance – des chances – de pouvoir arpenter le monde, et aller à la rencontre des autres qui l’habitent, avec enthousiasme, plaisir et sérénité. Autant que faire se peut.
Au gré d’une journée gravitant autour du spectacle Kontakthof de Pina Bausch, l’association Contredanse a pris le temps d’explorer en quoi le langage de la danse et l’œuvre de cette prestigieuse chorégraphe pouvaient offrir une opportunité, certes éphémère, d’éprouver quelques-uns de ces préjugés parfois tenaces.
Éprouver les préjugés
En amenant des ados et des adultes (de plus de 55 ans) à se rencontrer autour d’une pratique chorégraphique sous la houlette de la chorégraphe Fré Werbrouck, il fut permis de s’émerveiller de la simplicité, de l’authenticité et de la fluidité avec laquelle des gens ne se connaissant pas en sont arrivés, en quelques heures, à nouer des liens à la fois riches et féconds. Et d’ainsi ébranler ces impressions qui parfois nous habitent : que l’autre constitue une menace, qu’il ou elle est une personne qui diffère tellement de moi qu’il est vain d’espérer la rencontrer, que notre intimité et notre vulnérabilité sont des lieux inviolables qu’il convient de verrouiller et de masquer, sous peine d’être altérés.
Comédienne, dramaturge et auteure, Béatrice Wegnez prit ensuite la parole pour nous entretenir de son ouvrage, offrant une fine analyse de comment Kontakthof est une œuvre qui s’est déployée durant plusieurs décennies. Ce fut l’occasion de tracer quelques sillons inaugurés par Pina Bausch, lesquels
ont pu commencer à ébrécher certains de nos réflexes de repli sur nous-mêmes et ce pessimisme qui parfois, aujourd’hui encore, peut sourdre dans l’apprentissage de notre relation aux autres. Parmi ces sillons nous fut rappelée la façon redoutable et brillante qu’a eue Pina Bausch de convoquer quelques-unes des grandes questions existentielles : Quelle place accorder au désir ? En quoi la violence est-elle une composante essentielle
de nos vies ? Comment laisser s’exprimer nos corps ? Comment voir l’authenticité comme un atout plutôt qu’une faiblesse ?
Une expérience initiatique
Enfin, le documentaire Dancing Dreams, d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann, qui nous emmène dans la re-création en 2008 de Kontakthof avec des adolescents, par le Tanztheater de Pina Bausch, fut le point de départ d’un dialogue philosophique avec le public. Ce fut l’occasion, une fois n’est pas coutume, de laisser place à l’expression d’une intelligence collective. En effet, plutôt que de se contenter de recueillir et juxtaposer des impressions, et de se limiter à un « j’ai aimé/j’ai pas aimé », l’enjeu fut plutôt de privilégier les questions qui résonnaient auprès des spectateurs à l’issue du documentaire. Et de relier quelques-unes des interrogations apparues en pointillé, grâce aux réflexions des spectateurs et spectatrices, à la fois adolescents et adultes. Plusieurs spectateurs relevèrent d’abord l’émerveillement de voir le chemin initiatique parcouru par les adolescentes et adolescents du documentaire. En effet, celui-ci nous donne à voir un groupe débarquant un peu par hasard aux auditions, sans expérience particulière de la danse. Puis il nous fait cheminer avec eux jusqu’à ce qu’ils deviennent de jeunes adultes, beaux et touchants, et soucieux d’une grande justesse et exigence dans leur incarnation de Kontakthof. Progressivement, le dialogue mit alors en lumière une question saillante : pourquoi n’accorde-t-on pas plus de réelle attention aux enfants et aux adolescents qui nous entourent, quand on sait le potentiel de transformation qu’elle peut avoir pour eux ? En d’autres termes, pourquoi n’essaie-t-on pas davantage de reconnaître leur potentiel, au-delà des préjugés dans lesquels on les enferme trop souvent ?
Telles des poupées russes, cette question en dévoila d’autres, toutes aussi redoutables : pourquoi l’école n’accorde-t-elle pas plus d’importance à l’organisation d’activités permettant de générer une telle reconnaissance ? Pourquoi, même, amène-t-elle parfois certains jeunes à perdre leur estime d’eux-mêmes ? Pourquoi l’art reste-t-il encore perçu comme une discipline mineure et non fondamentale ? Pourquoi reste-t-on si souvent impressionné lorsque des ados révèlent leur potentiel d’expression, de justesse et de sensibilité ? Et pourquoi oublie-t-on si souvent à quel point ce potentiel est à la fois très présent chez eux et trop peu mobilisé ? Autant de questions qui, au-delà des réponses proposées, offrirent surtout l’opportunité de voir à quel point demeurait encore béant un grand écart. Celui qui oppose, d’un côté, la puissance émanant du travail, généreux et exigeant, que des artistes comme celles présentes dans Dancing Dreams (Jo Ann Endicott et Bénédicte Billiet, deux fidèles danseuses de Pina
Bausch) entreprennent avec des adolescent.es néophytes par rapport à la danse. Et de l’autre, l’atonie qui semble parfois régner souveraine- ment dans de trop nombreuses activités proposées aux adolescents, dans ou en dehors de
l’école.
Qu’il décrive un contexte québécois qui n’est pas forcément identique au nôtre, qu’il formule des constats ou aboutissent à des conclusions qu’on ne partage pas forcément, Étienne Bourdages réussissait néanmoins à provoquer un questionnement qui ne peut laisser indifférent toute personne qui s’intéresse à cette thématique. « On semble tenir pour acquis que les adolescents n’ont pas de culture générale ou, du
moins, que cette culture se limite à celle qui est véhiculée par les médias. Les ados sont considérés comme une masse malléable, incapable de penser par elle-même et ayant, par conséquent, besoin d’un guide. Il y a un je-ne-sais-quoi d’infantilisant dans cette façon de percevoir le public. L’adolescent moyen n’aurait qu’une culture basique, qui atteint à peine le niveau secondaire : il sait lire, écrire, compter, résoudre des problèmes simples. L’univers gréco-latin
de Racine, c’est un autre monde. Les lazzis de Goldoni, à leur état brut, sont peut-être trop spirituels. Pour accrocher le jeune spectateur, on dore la pilule ; on enrobe l’action d’un geste, d’une chanson, d’une série de mouvements, d’un accessoire, de nouvelles paroles totalement anachroniques, pour l’ancrer à tout prix dans le monde actuel ou de manière à rivaliser d’ingéniosité avec les professeurs tentant de
transmettre un contenu difficile puisque, qu’il soit assis dans la classe ou dans la salle d’un théâtre, l’adolescent se retrouve dans la même situation : passif, confondu à une masse. Mais
tout cela fait en sorte que l’art tourne en rond ou à vide. On referme la pièce sur elle-même de sorte qu’elle n’éveille aucune interrogation dans l’esprit du spectateur. On ne forme pas des spectateurs critiques, mais des spectateurs divertis qui, l’espace de deux à trois heures, ont oublié le monde au lieu d’aiguiser leur manière de le percevoir. »
En cette journée dédiée à Kontakthof – « la cour de contact » –, la cour de la Bellone fut un théâtre qui permit d’aiguiser une pratique, des regards et des interrogations renouvelés et partagés. Sur la danse, sur le corps, sur les liens qui nous unissent et qui unissent nos questionnements. Sur nous-mêmes et sur ce qui, grâce à l’art, nous relie aux autres et au monde. Peut-être n’était-ce qu’un moment éphémère. Mais
il fait partie néanmoins de ces moments qui comptent. •