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  • Nouvelles de danse

    NDD#74 Kitty Crowther, une histoire de mouvement

    © K. Crowther

    Par Alexia Psarolis

    Avant de s’envoler pour la Chine, où elle est invitée pour la deuxième fois, Kitty Crowther a quitté sa campagne l’espace d’un jour et prend le temps d’échanger avec nous. Souriante et volubile, on sent chez la créatrice d’albums multi-primée une flamme, une énergie inextinguible qui irradie autour d’elle. Elle évoque son art, son expérience corporelle, la philosophie orientale… Un avant-goût de la conférence qu’elle donnera dans le cadre du festival Météorites, organisé par Pierre de Lune.

    Les chambres d’enfants du monde entier peuvent en témoigner : les livres de Kitty Crowther sont des petits joyaux aux univers singuliers, des petits albums par leur format osant les grandes questions de l’existence, des compagnons du jour et de la nuit. Cette raconteuse d’histoires (elle aime le mot « storyteller » en anglais) qui pratique, entre autres, la danse, le yoga et le tai-chi, a toujours accordé une place de choix au corps. « Dessiner, c’est danser. Nous sommes des êtres de mouvement », affirme-t-elle. Et de danse et de mouvements, sa vie en est remplie. Malentendante de naissance, elle accède tardivement au langage et lit la manière de se tenir des personnes qui l’entourent, leur façon de bouger. Elle suit durant sept ans des séances de logopédie, parle anglais à la maison, français à l’école, où elle suit une scolarité semée d’embûches. « Tout était un peu dans la brume », confie-t-elle. « Quand j’étais petite, j’ai toujours beaucoup dansé, le seul endroit où je me sentais l’égale des autres. Je ressentais les vibrations à l’intérieur de moi. À l’adolescence, je pouvais jouer avec mon corps au travers de la danse. » « Assoiffée de mouvement », elle pratique également le mime, le théâtre, la danse africaine… « Durant mon enfance, j’ai eu l’impression de regarder la vie derrière une vitrine ; je n’avais pas les mots pour mettre sur les émotions qui me traversaient à ce moment-là ». Chez elle, tous les dimanches matin avant le petit déjeuner, elle dansait sur les Beatles ou Abba en compagnie de ses parents et de sa sœur. « À 17 ans, je m’exprimais à peine, je n’avais pas assez de mots, très peu d’amis, j’étais solitaire. Je me suis dit que j’allais me trouver un métier de silence. Dessiner, écrire des histoires, c’était très bien. Mais je savais que je danserais toujours. »

    À la source du trait

    Pendant 20 ans, elle développe des ateliers avec des enfants, puis de plus en plus en direction des adultes, « que cela permettrait peut-être de réconcilier avec le dessin et la compréhension des enfants. Aujourd’hui, développer une part créative est une urgence, que ce soit jardiner, cuisiner, dessiner… Il s’agit d’un magnifique miroir, tel un journal. La création s’enracine dans une immense liberté avec laquelle tu dois composer, poursuit-elle. David Bowie – j’aime le citer en exemple – était un artiste passionnant dans son rapport au corps, lui qui a, entre autres, étudié le mime, et d’autres langages. À partir du moment où tu prends conscience de tout ce qui est possible, c’est assez dopant. Il faut être à l’écoute de tout ce qui te traverse ».
    Durant ses études artistiques, Kitty Crowther apprend à regarder, à lire et à utiliser tout ce qui existe pour faire comprendre à celui qui la lit l’histoire qui est en train de se passer. « Je réalise un trait de façon instinctive ; les émotions traversent le dessinateur en train de former un trait, tu voyages dans la ligne. La ligne placée sur une feuille doit avoir une charge. Je n’aime pas le mot « illustrateur » qui veut dire mettre en lumière ce qui est dans le texte ; or, pour moi, c’est au milieu que ça se passe, à mi-chemin. » Et de compléter : « J’ai beaucoup lu sur les estampes chinoises et japonaises. Pour les réaliser, le maître demande à l’élève de délier son poignet ; le dessin vient de plus loin, plus loin que la main, l’énergie commence entre les omoplates. »

    Dessiner avec le cerveau droit

    Sur YouTube, elle découvre le travail de Segni Mossi1, qui explore les relations entre dessin et danse : une véritable révélation qui devient source d’inspiration. À l’académie de Rodez en France, elle initie un atelier pour adolescents, en collaboration avec la chorégraphe Laurence Leyrolles, plasticienne de formation. « Je n’étais pas très familière avec la danse contemporaine. J’avais préparé une série d’exercices, Laurence échauffait, nous étions sur la même longueur d’ondes. » Parallèlement, une kinésiologue lui parle de Brain gym2, une approche basée sur des mouvements stimulant l’hémisphère gauche du cerveau – celui de la raison – et l’hémisphère droit, siège de l’intuition, de la créativité, des émotions… Cette méthode visant à reconnecter les deux cerveaux pour acquérir une pleine présence la nourrit et la conduit à concevoir différents exercices : faire dessiner un droitier avec la main gauche et vice versa, dessiner l’espace négatif d’un objet et non l’objet lui-même, le dessiner à l’envers, réaliser son portrait les yeux fermés… Ou encore travailler la latéralité en dessin : entièrement couché au sol sur une grande feuille, il s’agit de dessiner sur les côtés et observer comment la feuille et le corps dialoguent. Déstabilisant pour certains, amusant pour d’autres. Grâce à cette collaboration avec la chorégraphe, Kitty Crowther amène petit à petit la notion du toucher (marcher épaule contre épaule, dos contre dos, front contre front).

    Le visible et l’invisible

    « Ce qui m’intéresse, c’est la présence, le processus, et non le résultat. Il y a ce qui se passe sur la feuille mais également tout ce qui se passe hors champ, c’est la grande force de la musique, de la peinture… l’œuvre n’est qu’un morceau et excède le cadre.  Quand tu dessines, poursuit-elle, il existe une charge, un espace habité, tu jongles avec des choses incompréhensibles. » Elle récite de mémoire un principe émanant d’un maître japonais, lu quelques années auparavant : « Si vous voulez dessiner un poisson et que vous ne savez pas ce que c’est de nager à contre-courant, si vous ne sentez pas le froid au fond de la rivière, si vous ne sentez pas le soleil sur votre dos à la surface de l’eau, alors il est inutile de dessiner un poisson. » « Qu’est-ce que j’invite sur ma feuille ? Cette chose qui n’est pas encore là et qui va devenir visible fait partie de la création. Quand tu dessines, avec qui dessines-tu ? Quand tu danses, avec qui danses-tu ? » L’artiste allemand Joseph Beuys – auquel elle fait référence – considérait l’art comme un pont entre le visible et l’invisible.
    « La feuille, l’équivalent de la scène pour un acteur ou un danseur est un espace de mouvement », ajoute-t-elle. Elle aime que ce qui s’y pose soit le prolongement d’un processus, de ne pas effacer mais de négocier avec « l’erreur » du moment.
    Pour celle qui rêverait de recouvrir tous les murs de papier, le dessin est danse, la couleur est musique. « Il est viscéral de danser comme de lire une histoire tous les matins à l’école, juste pour le plaisir. » Et de conclure en citant Nietzsche : « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas dansé au moins une fois. » (Ainsi parlait Zarathoustra). •

    1 Mise au point aux Etats-Unis par le chercheur Paul Dennison, la Brain Gym propose d’utiliser le corps pour mieux apprendre : ce courant éducatif a développé 26 mouvements simples qui ont chacun leurs vertus. Certains aident à évacuer les tensions pour mieux se concentrer. D’autres favorisent la compréhension et la mise en mémoire en stimulant les deux hémisphères du cerveau ; d’autres encore peuvent aider à mieux lire ou à équilibrer les émotions. Cf site …
    2 Projet d’Alessandro Lumare et Simona Lobefaro.
    www.segnimossi.net
    Focus Kitty Crowther, dans le cadre du Festival Météorites, organisé par Pierre de Lune :
    Formation ouverte aux enseignants, aux artistes et aux médiateurs culturels, les 11 et 12 février
    Conférence, le 12 février à 19 h
    Spectacle Moi et rien, adaptation de l’album éponyme de K. Crowther par Teatro Gioco Vita, le 16 février
    Exposition d’illustrations : du 12 au 16 février
    Au Théâtre Marni
    Plus d’infos : pierredelune.be
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