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    NDD#67 « De quoi les jeunes ont-ils besoin ? » | Rencontre avec Bénédicte Mottart, de la compagnie 3637

    Cie 3637 Des illusions © Nicolas Bomal

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Une triade féminine. La danseuse Bénédicte Mottart et les comédiennes Sophie Linsmaux et Coralie Vanderlinden incarnent la compagnie 3637… Un drôle de nom que l’on est vite tenté de décrypter. 36-37, c’est d’abord leur pointure, « parce que créer, c’est laisser une empreinte » ; 36-37, c’est aussi la température du corps quand on se sent bien ; 36-37 semaines, c’est également le temps moyen d’une grossesse et métaphoriquement celui d’un projet. Quatre chiffres polysémiques, donc, qui laissent présager un large éventail de possibles. Danse, théâtre, danse-théâtre, marionnettes, théâtre visuel, spectacles pour adultes, pour enfants, spectacles pour tous… Les trois artistes sont réunies autour de valeurs communes mais revendiquent des univers artistiques différents. Travaillant tantôt ensemble, tantôt séparément, autant dire qu’elles ne se laissent pas enfermer dans un genre. Après Cortex primé à Huy en 2013, voici venu le temps Des illusions, une pièce pour ados à mi-chemin entre danse et théâtre, dans laquelle, pour la première fois, les trois femmes se retrouvent réunies sur le plateau. Un spectacle auréolé de deux prix aux Rencontres de Huy, dont on risque de parler cette saison… et même tout de suite. Entretien.
    Comment envisagez-vous la création pour le jeune public ?

    On distingue la filière du jeune public et celle du « tout public ». Quand une pièce est créée pour l’adulte, elle peut également toucher l’adolescent. Eldorado1, un spectacle destiné a priori aux adultes, a été joué à Mons en présence d’adolescents. Ceci étant, créer spécifiquement pour les adolescents relève d’une autre démarche. Dans le processus de création d’un spectacle jeune public, nous nous posons toujours ces questions : à qui nous adressons-nous ? De quoi les jeunes ont-ils besoin ? Qu’est-ce qui les préoccupent ? Dans le secteur jeune public en général, il est important de connaître l’âge du public que l’on veut viser. Au sein de la compagnie, nous définissons une tranche d’âge à l’avance puis nous choisissons un sujet ; le tout s’affine au fur et à mesure. À l’origine, Des illusions – qui traite de la pression exercée sur les jeunes concernant leur orientation professionnelle – s’adressait aux ados mais nous ne savions pas encore à partir de quel âge exactement. Après des bancs d’essai, nous nous sommes rendu compte que la thématique touche différemment les petits et les plus grands. Entre 15 et 17 ans, les jeunes s’identifient réellement à la protagoniste du spectacle. Vers 12 ans, ils comprennent les enjeux qui les attendent et se projettent. Nous proposons donc le spectacle à partir de 12 ans, sachant que les jeunes vont le recevoir singulièrement en fonction des préoccupations liées à leur âge.

    Le metteur en scène Baptiste Isaia – avec lequel nous avons collaboré sur Cortex –travaille régulièrement pour le jeune public. Il parle de l’adolescence comme d’une période très spécifique de la vie, de chamboulement physique et sentimental. Les ados ont besoin d’avoir des objets artistiques qui leur sont clairement adressés.

    Comment abordez-vous « la planète ado » ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

    Nous nous inspirons de notre vécu avec des ados, d’articles, de rencontres dans le processus de création ; nous nous documentons également en amont. Coralie a suivi durant toute l’année un groupe de 5e secondaire en option artistique à Namur, en collaboration avec le CDWEJ. Dans le cadre d’ateliers danse-théâtre, elle a travaillé sur le thème de l’avenir et nous a donné de nombreux feedbacks. Chloé Colpé, qui a documenté le travail de Wajdi Mouawad sur La fabrique des héros2, nous a beaucoup apporté… Nous désirons parler aux ados mais nous ne voulons pas incarner un ado sur scène, nous ne prétendons pas être eux. Nous sommes plus proches d’eux en parlant à partir de qui nous sommes nous.

    Pourquoi l’offre de spectacles de danse destinée aux ados n’est-elle pas plus riche ?

    Pour toucher les adolescents, il ne faut pas développer un univers trop enfantin. Même lorsque la thématique d’un spectacle touche à la fois les enfants et les ados (comme avec Cortex), il n’est pas opportun de jouer devant une salle en présence des deux tranches d’âge, car ils se brident les uns les autres. 12 ou 16 ans, ce n’est pas pareil. Aux Rencontres de Huy, les spectacles pour grands ados sont peu nombreux, sans doute parce qu’il est plus difficile de les intégrer dans le circuit scolaire. Ce créneau est plus compliqué. Dans le secteur jeune public, peu de compagnies ont une approche de la danse. Et parmi les chorégraphes, peu sont ceux qui se destinent à la création spécifique pour le jeune public. En ce qui me concerne, mes influences et ma collaboration avec deux comédiennes m’ont incitée à mettre la danse au service d’un objet artistique différent.

    Quid des tabous et des clichés ?

    Les clichés existent pour le jeune public comme pour les adultes ; il ne faut pas les ignorer. Le cliché provient toujours d’une réalité, de façon exacerbée. En revanche, il ne faut pas tomber dans le piège naïvement, mais l’exploiter à dessein. Dans Des illusions, le tabou de la nudité est abordé. La pièce met en scène une ado, le soir de ses 17 ans. Elle se sent sous pression, ne sait pas ce qu’elle veut faire plus tard… À un moment dans son parcours, elle veut tout quitter, se débarrasser de tout ce qui la gêne. Dans cette partie dansée, je me déshabille. La question des limites s’est posée : jusqu’où peut-on aller avec les ados ? En évinçant la nudité, est-ce qu’on ne l’exacerbe pas plus ? On a testé le spectacle en présence de jeunes à qui ce passage ne semblait pas poser problème. Pourquoi s’enfermer dans un carcan alors qu’on leur parle de liberté ? Nous allons l’éprouver et nous sommes prêtes à en débattre.

    Comment parler de vos spectacles ?

    Depuis Cortex, nous souhaitons développer, parallèlement au spectacle, des ateliers sur le mouvement, soit en amont soit à l’issue des représentations, afin d’aider les élèves à entrer dans notre univers. L’aspect pédagogique « traditionnel », très présent et fortement développé dans le secteur jeune public, est essentiel mais peut toutefois être cadenassant. Nous aimons inviter à des démarches différentes, qui sortent parfois du cadre du « connu ». Proposer des outils autour du spectacle permet de contourner la peur de l’enseignant face aux questions des enfants (« est-ce que j’ai bien compris ?) ou encore les interrogations du programmateur, souvent démuni, qui ne sait pas toujours comment emmener son public… L’art, c’est aussi élargir l’interprétation… comme dans la vie ! Amener l’art à l’école, c’est ouvrir cette porte-là. Un dossier pédagogique accompagne systématiquement les spectacles. Sur Cortex, Gilles Abel et Lauranne Winant ouvrent les portes et proposent des pistes de réflexion via des ateliers philosophiques. Les « bords de scène » permettent également de rassurer dans les cinq minutes qui succèdent à un spectacle lorsque l’interrogation est palpable chez les jeunes. À leur question de savoir s’ils ont « bien compris », nous leur répondons : « qu’as-tu ressenti ? » En général, l’enfant est moins inquiet que les adultes qui l’entourent. Il possède la clé en lui et doit acquérir cette confiance de se dire que son interprétation est valable. •

    1 Eldorado, créé en 2013 par Bénédicte Mottart, traite de la question de l’immigration.
    2 Exposition de l’étude ethnographique menée par l’UCL et la doctorante Chloé Colpé, autour du projet de Wajdi Mouawad qui a accompagné 50 adolescents, venus de cinq villes francophones, de 2011 à 2015, un projet inédit posant les questions de la transmission et de l’émancipation.
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