NDD#66 Récit d’une transmission | Entretien avec Dominique Genevois
Propos recueillis par Alexia Psarolis
Très prochainement, les librairies vont s’enrichir d’un nouveau titre : un livre sur Mudra, un récit au travers duquel se dessine tout un pan de l’histoire de la danse en Belgique. Son auteur, Dominique Genevois, complète sa formation à Mudra après le Conservatoire national supérieur de danse de Paris. En 1972, elle entre au Ballet du XXe siècle. Fine observatrice, devenue à son tour professeur de danse au CNSMD de Lyon, elle nous plonge, avec l’enthousiasme qui la caractérise, dans cette aventure chorégraphique et humaine.
En lisant votre manuscrit, on est impressionné par le travail que cela a dû représenter. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous lancer dans cette entreprise titanesque ?
En faisant des recherches sur le travail de Maurice Béjart, je me suis aperçue qu’en définitive peu de choses avait été écrites sur son école. D’autre part, certaines idées sur Mudra circulaient, parfois peu flatteuses et surtout à l’inverse de la philosophie de l’école et de la réalité. Des propos assimilant l’école à une secte ; Béjart, à un gourou auquel on devait obéir au doigt et à l’œil… Alors j’ai pensé écrire. J’avais une sorte de dette envers Mudra, j’y ai tant découvert. Une dette aussi vis-à-vis de mes camarades mudristes qui, eux aussi, m’ont tant appris. C’est pourquoi je désirais écrire avec leur participation. Je me suis toujours intéressée au groupe, à l’idée de troupe, d’engagement avec les autres.
Enseignante en école supérieure, j’entendais dire par certains collègues musiciens et chercheurs : « Vous, les profs danseurs, vous n’écrivez pas, vous ne publiez jamais… » Je leur rétorquais que, contrairement à eux, nous inventions et écrivions dans l’espace, quotidiennement, nos propositions d’exercices pour les classes ainsi que des chorégraphies. Ils souriaient, condescendants. Donc un peu d’orgueil a fini par me convaincre d’écrire ce recueil.
Votre travail s’apparente à celui de l’archiviste. Comment avez-vous procédé concrètement ?
J’avais gardé des notes et des idées relevées lors des classes ou répétitions à Mudra et quelques programmes. Il ne me restait « qu’à » trouver d’autres archives et quelques témoignages ! J’imaginais une durée certaine pour l’entière réalisation, j’étais loin de la réalité !
Au début, ce travail s’apparentait à une enquête policière sur le terrain (terrain à l’échelle du globe) : l’incendie de Mudra avait emporté une masse importante d’archives que je devais reconstituer. J’ai, en priorité, cherché des documents au Service des archives de la Monnaie : un petit carton de paperasses et quelques photos non légendées (depuis, Jan Van Goethem a pu reconnaître et rassembler plus de documents). Ah ! Déchiffrer un budget provisionnel dans un procès-verbal de réunion pour savoir combien de classes Schirren donnait chaque semaine en 1971, passionnant en définitive ! Puis, j’ai fouillé les archives du Soir, de La Libre Belgique, du Monde, du Nouvel Obs, des Saisons de la danse et d’autres mensuels spécialisés. J’ai relu la majeure partie des livres écrits sur Béjart, écouté ses interviews et ceux de Schirren dans les médias à ma portée. Puis, j’ai tâché de retrouver les différents protagonistes de l’école pour les questionner et trouver une éventuelle documentation : mesdames Hassel-Szternfeld et Van der Straeten de l’administration ; les co-directeurs van Hoecke, Plissetski, Nuyts et Cushman ; les professeurs encore en vie (Goris fut le premier : belles retrouvailles) ; et, enfin, j’ai contacté plus de 60 étudiants. Je profitais de mes voyages professionnels pour les rencontrer en Europe, en Afrique, en Asie, aux États-Unis ou lors de mes vacances, des vacances très orientées vers ces recherches durant quatre ans. Je n’avais alors pas d’ordinateur portable et j’ai rempli, de tous ces entretiens passionnants, des dizaines de petits cahiers ! J’ai parfois regretté que certains camarades n’aient pas pris au sérieux mes recherches et se soient manifestés trop tard, empêchant un grand gain de temps. D’autres, plus immédiatement généreux, se sont montrés plus réactifs.
Il ne s’agit pas d’un livre sur Béjart mais son portrait apparaît en filigrane. Chorégraphe visionnaire, admiré mais également contesté… Comment le définiriez-vous ? Quelles traces a-t-il laissées dans votre enseignement ?
En tant que chorégraphe, Béjart fut, en effet, précurseur. Ses pièces des années 50, 60 et début 70 sont d’une modernité reconnue ; il a pris des risques artistiques et politiques puis s’est assagi, s’est « académisé ». Lorsqu’il a créé l’école, il était aussi précurseur en pédagogie. Son cursus, avec de réels ponts entre les disciplines, est formidable. S’il est prôné dans les écoles actuelles, il est rarement appliqué de cette façon. Il a mis son énergie et sa générosité au service des élèves. Mais son coup de force fut le choix des professeurs dont il a su s’entourer. Sans eux, pas de Mudra !
Ce sont surtout ces personnages-là dont je me souviens dans mon enseignement, tant pour la musicalité, l’engagement théâtral, la présence à soi et l’acte artistique que pour la technique. Schirren, Goris, Parés : je prononce souvent leurs mots et donne leurs conseils aux étudiants que je rencontre. De Béjart, je retiens la rapidité de création due à une grande préparation, la précision, le goût de toutes les musiques, l’érudition qu’il partageait avec nous, la curiosité, l’engagement, la relation au monde. J’aime transmettre ses pièces anciennes pour montrer aux jeunes danseurs ce qu’elles avaient de visionnaires, la rupture qu’il a faite avec l’art chorégraphique du début du XXe siècle, car ils n’ont souvent vu que des pièces plus récentes que je pense moins intéressantes, plus « commerciales ».
Diriez-vous que les anciens mudristes devenus chorégraphes sont tous, d’une certaine façon, des enfants de Béjart ?
Des enfants de Béjart ? Oui, si pour grandir on doit tuer le père. Certains créent des pièces de style et d’écriture vigoureusement opposés au travail de Béjart. Je vois de préférence chez les uns et les autres des enfants de Schirren, de Goris ou de van Hoecke : des enfants de Mudra. Je retrouve aussi chez certains créateurs ce qu’ils étaient dès le début de leur scolarité. Ils y prouvaient déjà leur talent ; les rencontres et le temps passé à Mudra en ont permis l’éclosion.
Entre des personnalités comme Schirren ou Béjart, était-il aisé pour une jeune femme de trouver sa place au sein de l’école ? Comment avez-vous vécu personnellement cette forme de défi ?
Je sais que certaines ont souffert de ce genre de problèmes, problèmes qu’on rencontre souvent dans les écoles qui se veulent excellentes en art ou en sport (soucis de ligne, d’autorité, de sexisme). Moi, avec mon esprit plus léger sans doute et mon caractère enjoué, je suis passée à travers ces blessures. (Au Conservatoire de Paris d’où j’arrivais les atteintes étaient plus cruelles, alors j’étais « blindée » ou inconsciente.) À Mudra, je contestais, je râlais si quelque chose ne me plaisait pas (je n’ai pas changé). Schirren aimait bien qu’on résiste à ses provocations, je m’entendais bien avec lui, je crois qu’il m’appréciait. Je travaillais, j’étais heureuse, j’étais là où je désirais être. Rien ne pouvait m’atteindre sauf les injustices faites aux camarades.
La transmission est au cœur de votre livre. « Enseigner est le meilleur moyen d’apprendre soi-même, et donc de rester en vie », disait Béjart. Est-ce pour cette raison que vous-même êtes devenue professeur ?
Je ne sais pas si j’enseigne pour cette raison. C’est la passion de la vie, le goût des autres qui font que ma vie est pleine. J’aime la vie. J’aurais pu me passionner dans la durée pour autre chose, je l’ai fait, à une époque où je créais des costumes pour le théâtre et la danse, avant d’enseigner – ce que je n’avais pas imaginé avant d’avoir fini ma carrière de danseuse. Puis, je suis venue peu à peu à la transmission à la demande de Béjart. Ensuite, à l’enseignement. J’en suis heureuse. Mais cette remarque sur le fait d’« apprendre sur soi-même », je l’appliquerais au fait d’avoir écrit cet ouvrage sur Mudra. •