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    NDD#65 Une prise de conscience ancrée dans le corps | Dialogue avec Janet Adler

    © Michel Cheval

    Propos recueillis par Patricia Kuypers

    Janet Adler, vous avez découvert cette approche à travers l’enseignement de Mary Stark Whitehouse et, après sa disparition, vous avez mis en place une école qui a peu à peu formalisé la pratique. Pourriez-vous décrire en quoi consistait son enseignement et en quoi il diffère de votre approche actuelle ?

    Durant la période pendant laquelle je me suis formée auprès d’elle, j’ai suivi des séances de groupe, mais aussi très fréquemment des séances de travail individuel. Elle s’asseyait sur le côté de l’espace, les yeux ouverts, et m’observait aller dans l’espace les yeux fermés. C’est elle qui a mis en place cette première relation en dyade, ce qui était une proposition totalement radicale, étonnante. Elle nous a offert ce processus qui est assez fantastique. Je bougeais donc sur une certaine durée, puis je revenais vers elle, je parlais et elle écoutait, puis elle s’exprimait aussi. Ce temps d’échange verbal était aussi un aspect tout à fait novateur de sa proposition. C’est le fondement de toute la pratique. Sinon elle était bien plus directive que je ne le suis, elle me disait par exemple, « va dans cet espace et allonge-toi sur le sol ». Parfois je me mettais en mouvement juste à partir de mes propres impulsions, mais souvent elle disait « marche », elle m’observait marcher, et elle ajoutait « relâche tes épaules, marche plus rapidement, plus lentement… » Elle dirigeait beaucoup la pratique à cette époque, sans doute parce qu’elle était danseuse, elle avait été chorégraphe, elle était donc issue de cette façon de considérer le mouvement. Et en même temps, elle parlait également de ce phénomène d’« être bougé » plutôt que de se mouvoir à partir de sa propre volonté.

    Les expériences qui m’ont le plus marquée dans ma période de travail avec elle sont ces moments où je fermais les yeux et où j’attendais qu’une impulsion me bouge. Elle utilisait parfois de la musique, ce qui est très différent de ce que nous faisons maintenant. Elle se référait beaucoup aux symboles et de très belle façon. Je me rappelle revenir après une phase de mouvement, imaginant que j’avais donné naissance à une centaine de bébés cochons, c’était une expérience très forte pour moi. Elle a évoqué la fertilité, symbolisée par les cochons et c’était très pertinent car, à cette époque, je désirais tellement avoir des enfants. Je n’étais même pas engagée dans une relation de couple, j’étais jeune, mais elle a perçu directement la symbolique inhérente. Je me souviens aussi avoir ressenti que l’interprétation symbolique ne m’intéressait pas nécessairement, je voulais juste en rester à l’expérience que j’avais faite. à d’autres moments, elle parlait de la nature symbolique de sa propre expérience de ce qu’elle avait vu et j’adorais cela. Elle disposait d’une grande palette de possibilités. L’usage du symbole et la manière de diriger le « mouveur »1 sont deux aspects sensiblement différents de la manière dont mon travail s’est développé ensuite.

    Quelle a été votre contribution personnelle à son développement ? Est-ce que cela a changé le format de la pratique ? Comment la forme s’est-elle cristallisée dans le dispositif actuel ?

    Je le vois comme si elle avait offert le patron/le modèle où elle restait l’unique observateur. Mais, suite à mon travail avec John Weir et à mon propre questionnement sur le développement de la conscience, du point de vue de la psychologie de cette époque, je me suis intéressée à la question du témoin : quelle est l’expérience que vit celui qui reste assis silencieusement au bord de l’espace et qui, selon l’expression de Mary, observe. C’est la raison pour laquelle j’ai ouvert le « Mary Whitehouse Institute », parce que je voulais en apprendre plus à propos du témoin. à partir de là, la question « qui est le témoin ? » devint une part importante de ma propre exploration, de mon apprentissage et de mon enseignement. Par la suite, c’est la relation spécifique qui s’établit entre le « mouveur » et le témoin qui m’a questionnée. Ce sont les deux choses que j’ai étudiées depuis lors et que je continue à approfondir. De cette manière, je vois ce processus beaucoup plus comme un phénomène évolutif, de manière non linéaire mais en développement continuel, ce qui n’était pas, je pense, dans les préoccupations de Mary. Elle était une femme de son temps et sa contribution, qui consista à mettre au jour ce phénomène du développement psychique à travers une conscience corporelle, était déjà immense.

    A ce propos, l’intérêt de Mary Stark Whitehouse était-il plutôt de prendre une position de psychothérapeute ou continuait-elle à se considérer comme danseuse ? A qui s’adressait-elle, au danseur ou à la personne ?

    Je pense qu’elle s’adressait d’abord au danseur. Elle n’était pas psychothérapeute, elle était analyste jungienne et c’est cette expérience conjuguée à son expérience de danseuse qui l’a conduite à associer ces deux mots, mouvement et authentique ou mouvement approfondi (Movement in depth), l’appellation qu’elle lui a donné au début. Elle ne fonctionnait pas comme psychologue ou comme thérapeute. J’en parle dans un essai intitulé « Parler la même langue. Un dialogue en évolution avec Mary Whitehouse2 ». Quand je l’ai rencontrée, elle venait de recevoir un diagnostic de sclérose multiple, ce qui a pris une grande part dans notre relation. En ce sens, elle sentait que j’étais en quelque sorte une des dernières à pouvoir suivre son enseignement et nous avons passé autant de temps que possible ensemble pendant cette période. J’ai écrit à propos d’un rêve que j’ai eu la nuit où elle est décédée, nous avions en effet une connexion très forte.

    Vous mentionnez que le Mouvement authentique est une discipline, pas juste une pratique. Pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire par « discipline » et pourquoi il est si important pour vous de le nommer ainsi ?

    Je pense que j’ai choisi ce mot parce que mon propre travail est devenu si rigoureux. Il s’agit tellement de concentration, de vide, de ne pas savoir. Quand je lis les mystiques qui relatent ce qui s’est présenté dans leur propre cheminement, il ressort de leurs écrits qu’une pareille discipline est requise pour rester présent, pour s’engager de manière focalisée et rester concentré. Ne pas savoir et en réponse à ce non savoir, s’immerger uniquement dans ce qu’on sait et qui apparait à travers une expérience sensorielle. Tous les mystiques ont en commun cette forme de prise de conscience ancrée dans le corps. Dans l’ensemble des approches religieuses, on trouve, à un extrême du spectre, les fondamentalistes et, à l’autre, les mystiques. Maître Eckhart par exemple, théologien et philosophe influent de la fin du Moyen Âge, parle d’aller de l’archétype de l’image de Dieu vers le néant. Il y a abondance de récits dans l’histoire de la mystique qui évoquent l’absence de Dieu, le néant, le rien. J’ai des connexions très fortes avec l’expérience des mystiques, ils sont devenus mes premiers enseignants. Après ma propre expérience d’initiation avec la Kundalini3, j’ai trouvé de l’aide en ayant accès aux mots, aux écrits de mystiques du passé. Ce que j’ai retiré de leur expérience de vie et de leur œuvre concernait la nécessité primordiale d’un esprit discipliné. Je sais que ce mot est complexe car il contient toutes ces implications autoritaires… Pour nommer le Mouvement authentique, j’ai d’abord pensé parler d’un art, et j’ai longuement étudié ces deux mots pour finalement faire le choix du terme « discipline ».

    Dans votre pratique, rencontrez-vous essentiellement des danseurs, des artistes ou toute personne éprouvant la nécessité de trouver un chemin d’épanouissement ou d’approfondissement spirituel ?

    Beaucoup de mes étudiants proviennent du monde de la danse, ensuite nombreux – et sans doute de plus en plus – sont ceux issus du monde de la psychothérapie. Et tous mes étudiants se sont trouvé attirés à un moment ou à un autre par les questions de spiritualité à travers cette pratique corporelle. Les trois domaines se retrouvent chez chacun d’entre nous. Dans mon parcours, j’ai commencé comme danseuse, puis je me suis formée à la thérapie par la danse et je me suis de plus en plus intéressée à la psychologie. Ensuite, quand j’ai traversé une phase initiatique, tout mon intérêt s’est tourné vers le besoin de comprendre ce qu’est « l’expérience directe ». Ce sont des sortes d’expérience dans lesquelles il n’y a pas de perturbations venant de la personnalité ou de l’égo. Dans ces moments, il n’y a pas d’interférence du mental, il y a toujours heureusement la présence du témoin intérieur, mais, à travers une expérience ancrée dans le corps, se manifeste la connaissance directe de quelque chose qui est plus grand que nous.
    Par contre, je ne travaille pas du tout avec des personnes ayant des douleurs ou des difficultés physiques et je ne travaille pas non plus comme psychothérapeute avec le Mouvement authentique, même si je pense que c’est une façon assez extraordinaire de faire une thérapie où la personne est « le mouveur » et le thérapeute le témoin. Je ne le fais plus depuis des années, je me positionne aujourd’hui plutôt du point de vue de l’enseignante.

    Pourriez-vous décrire les outils qui permettent et soutiennent l’émergence de matériel inconscient pour la personne en mouvement ?

    Ce qui me vient immédiatement à l’esprit est la notion de sécurité. Depuis le début de ma pratique, je suis profondément concernée par cet aspect, central pour le « mouveur » aussi bien que pour le témoin. Pour pouvoir se mouvoir vers ce qui est vrai pour soi, se rapprocher de plus en plus de sa vraie nature, découvrir cette nature première, ou pouvoir y revenir, il faut être suffisamment en sécurité. Je prête beaucoup d’attention à l’espace physique, je regarde où se trouvent les portes, à quel point la session peut rester privée, je suis attentive au fait qu’il est impératif de ne pas être interrompu, qu’il n’y ait personne qui arrive de manière inattendue. Que les étudiants se sentent également en confiance dans leur relation avec moi. Souvent, au début, nous parlons un peu à propos de où ils en sont, quelles sont leurs questions. La sécurité commence par l’espace physique mais concerne aussi leur relation avec moi en tant que leur professeur- témoin. Je veux qu’ils aient une idée de ma personnalité, j’ai besoin d’entendre leur voix, d’avoir un sens de leur physicalité, de leur énergie, de leur présence émotionnelle. Si le « mouveur » ne se sent pas assez en sécurité, il ne peut pas découvrir ce qu’il est apte et prêt à découvrir sur lui-même.

    Un autre outil est ma propre compréhension à la fois du développement psychique et physique de l’être humain, ainsi que de son évolution spirituelle. Donc je cherche à en savoir autant que possible sur la façon dont on évolue dans ces trois dimensions de sorte que je puisse reconnaître dans laquelle nous nous trouvons en tant que « mouveur » ou témoin. Une personne peut par exemple vivre un trauma personnel et vouloir se laisser traverser par une montée de Kundalini. J’ai besoin d’en savoir autant que possible sur la nature de ce trauma et sur comment je peux le comprendre à travers l’expérience physique, comment le trauma se manifeste à travers le corps et comment cela diffère d’une personne qui vit une expérience d’intense montée énergétique. Je veux que mes étudiants qui se destinent à devenir enseignants soient informés, donc il y a beaucoup de choses à étudier pour pouvoir envisager ce qu’est un jugement, une projection, une interprétation et en être suffisamment conscient pour ne pas interférer avec cette ouverture à ce qui nous bouge. Il me semble qu’il faut que les personnes en formation aient un niveau équivalent à un master en psychologie car il est tellement important de saisir précisément ce qui se passe pour une personne.

    Par ailleurs, une autre aptitude essentielle est la capacité à se sentir à l’aise avec l’inconnu. C’est assez central. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens personnellement toujours très à l’aise avec le fait de ne pas savoir. Et tout aussi tranquille avec le fait de ne pas disposer d’information. J’aime accompagner un « mouveur » dans ces espaces où aucun de nous ne sait, avoir le privilège d’être présente et invitée à accompagner quelqu’un à cet endroit-là. Je veux que le témoin puisse être chez lui dans cet espace de non savoir. Et c’est là aussi que les mystiques m’enseignent quelque chose de fondamental.

    Le défi dans cette pratique est que chacun peut devenir témoin sans avoir nécessairement ce background en psychothérapie.

    C’est pourquoi je suis si reconnaissante de votre intérêt et de celui d’autres personnes pour ces questions. Il me semble que le Mouvement authentique est utilisé aujourd’hui de toutes sortes de manières, c’est la raison pour laquelle il m’importe de clarifier comment je l’utilise, pour trouver de la clarté, et être spécifique dans mon approche. On arrive à un moment où il y a assez de place pour que chacun d’entre nous puisse distinguer ce que sont devenues nos questions et ce que nous avons appris au cours de son développement. Je reste fascinée d’observer comment cette forme évolue et peut atteindre de tels niveaux de complexité, accueillant toutes les facettes de notre être en devenir.

    Je comprends combien il est important, puisqu’il s’agit d’une pratique où tout est très ouvert et où nous accueillons tout ce qui survient, d’arriver à une précision, à une véritable compréhension de ce qui arrive. C’est pourquoi aussi il me semble que le fait que vous ayez écrit ce livre est précieux. C’est une manière de capter et de laisser voir ce qui se joue dans cet endroit très spécifique que propose le Mouvement authentique.
    J’apprécie que vous utilisiez ce mot de précision car c’est un autre concept qui est prédominant dans les pratiques mystiques et qui va avec la notion de discipline. Où s’est placé mon pied si j’ai été bougée par une impulsion inconsciente. Il est important de repérer exactement où et comment il a été posé, et sa relation précise avec l’autre pied, le coude, etc. C’est très excitant pour moi, non que cela soit imposé, mais que nous redécouvrions l’importance de chaque geste en relation à chaque émotion, sensation, image, pensée. Pouvoir retrouver ainsi toute la « gestalt » d’un moment de mouvement.

    J’ai le sentiment que c’est un des objectifs de votre livre, cette tentative d’écrire vraiment à partir de l’expérience du moment. C’est un endroit très particulier à partir duquel écrire. Et en même temps dans un espace tellement ouvert, on pourrait facilement basculer dans le chaos. Quelle était votre intention quand vous avez décidé d’écrire sur le processus et la Discipline du mouvement authentique ?

    C’est là où le processus évolutif qu’engendre la pratique est devenu évident. Je me rappelle avoir passé du temps dans le studio avec tous ces papiers autour de moi, tous ces enregistrements de « mouveurs » et de témoins. C’est là que très clairement le rôle du témoin silencieux est né. De nombreuses parties du livre se sont définies à travers le processus d’écriture. Ma nécessité d’écrire provenait du désir de trouver de la clarté. C’est toujours la raison pour laquelle j’écris. Savoir si cela sera utile à d’autres ou pas, ce qui est bien sûr tout à fait merveilleux, vient en second. Écrire m’est toujours venu en réponse à un besoin brûlant de clarification. •

    1 Mouveur est le terme utilisé comme traduction française de l’anglais Mover. Les choix de traduction sont exposés dans le lexique du livre édité par Contredanse.
    2 « Speaking the same language. An evolving dialogue with Mary Whitehouse », article paru sur le site www.authenticmovementjournal.com du Journal of Authentic Movement & Somatic Inquiry.
    3 La Kundalini désigne dans la tradition tantrique de l’Inde l’énergie vitale qui réside endormie dans les profondeurs de l’être. Par le yoga, mais également par les épreuves de la vie, elle peut se réveiller et provoquer des expériences intenses et extraordinaires, mobilisant, d’une manière ou d’une autre, la vitalité profonde de l’individu. Le réveil de l’énergie latente devient alors le véritable « éveil » de l’individu à sa propre nature.
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