Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#64 Patrick Bonté, une certaine intensité de soi | Rencontre avec le directeur des Brigittines

    Vice Versa – compagnie Mossoux Bonté © Mikha Wajnrych

    Le territoire, c’est le corps n°2

    Par Sylvia Botella
    Comment l’art peut-il éviter d’être une concession de plus au spectaculaire qui sature notre monde et rompre avec une forme d’habitude, voire d’accoutumance ?

    L’artiste doit rester fidèle à lui-même et aux principes de la création. Lorsqu’il décide de créer son propre monde, il ne s’agit pas de l’illustrer ou l’interpréter mais de se servir de ses matières, formes et histoire pour alimenter le monde intérieur développé dans son œuvre. Et faire en sorte qu’il résiste à toute forme de récupération, d’obédience ou d’injonctions de type conventionnel. Faire ce qu’on croit juste. On sent que le réel change, notamment à travers les annulations de plusieurs festivals d’été en France. L’argent dévolu à la culture, à l’art et à l’enseignement est mis à mal. Mais ce n’est pas seulement une question financière – dire que les gens de la création, de la culture doivent aussi participer à l’effort de crise. C’est aussi une question symbolique. On a le sentiment qu’on n’a plus besoin de la création, qu’on peut se satisfaire de ce qui existe, qu’il suffit de remettre au goût du jour les œuvres existantes, qu’il est inutile de s’ennuyer avec la recherche. Et qu’on n’a même plus besoin de s’en cacher. La Belgique résiste encore à cet état d’esprit mais les coupes budgétaires faites par le gouvernement fédéral à La Monnaie en décembre 2014 sont très emblématiques. Si nous nous attaquons aux musées ou à l’opéra, plus rien n’est tenable. On a le sentiment d’être face à un monde qui ne cherche que des solutions à court terme, obéissant aux seules règles du capitalisme financier et actionnarial. Et qu’on délaisse ce qui, seuls, permet une pérennité du tissu social : l’enseignement et tout ce qui a trait à la création et au rassemblement. C’est la radicalisation du mépris larvé que le monde de l’argent a à l’égard du monde de la création.

    Où se trouve la véritable audace en matière de danse actuellement ?

    Elle n’est pas situable. Elle surgit lorsqu’on ne l’attend pas, lorsque les créateurs travaillent hors des sentiers battus. L’audace ? C’est suivre exactement ce qu’on est, sans se présenter ou dévoiler son travail trop vite. Cela demande du temps. Il est nécessaire de suivre ce qu’on pense juste pour développer son propre monde. L’audace est de ne suivre aucune voie ouverte, de chercher vraiment ce qu’on est et ce qui peut donner lieu à une œuvre.
    Comparons les débuts du XXe siècle et du XXIe siècle, les formes autour de 1900 étaient devenues tellement académiques qu’elles ont donné lieu à une explosion formelle et réflexive. Les ruptures étaient tellement fortes qu’on ne pouvait plus rassembler le monde dans un cadre unique. J’ai le sentiment que nous sommes, aujourd’hui dans la configuration inverse. Le monde a explosé dans tous les sens, les œuvres foisonnent, le regard est éparpillé. Il est nécessaire de faire un effort pour rassembler les énergies et formes : faire l’effort de l’œuvre. C’est peut-être là que réside la véritable audace : développer son monde propre mais aussi la structure et le langage pour le rendre perceptible et partageable. Les démarches les plus intéressantes sont celles où une originalité fondatrice se donne comme ambition de créer une œuvre, travailler sur des formes irriguées par le réel et le monde.

    Vous êtes un créateur, vous portez sur le monde un regard sensible alors qu’on considère un directeur d’institution plus comme un médium. Qu’est-ce que le créateur apprend lorsqu’il devient directeur d’une institution ?

    L’artiste-directeur apprend tout ce qui est organisation et gestion du lieu. Lorsque l’artiste a une responsabilité de choix culturel, il doit être curieux. Même s’il n’est pas aisé de s’intéresser aux démarches qui sont très différentes de la sienne. Mais il a certaines exigences qui font qu’il n’emprunte pas les voies trop évidentes en matière de mouvement, représentation, etc. Si les enjeux ne sont pas extrêmement brulants, cela ne vaut pas la peine. Le Festival international des Brigittines est un festival de création. J’aurais sans doute un autre regard si je dirigeais une institution qui devait présenter toutes sortes d’œuvres. Même si le spectacle est inabouti, ses enjeux et exigence doivent être importants, ils parlent à l’Art, à la création, ils se mettent en risques. J’ai le devoir de m’intéresser aux œuvres et artistes qui sont en recherche absolue. Il est nécessaire de bien identifier les enjeux. C’est pour cette raison qu’il faut dialoguer avec l’artiste, parler technique, appuis ou rythme. Comme un écrivain à un autre écrivain qui ne cherche pas à retrouver sa propre écriture. Le dialogue avec les critiques et le public est aussi important. Il faut sortir du jugement de valeur. J’éprouve un grand plaisir lorsque je défends des artistes qui sont très différents de moi. Et il m’apparaît essentiel de défendre de la même manière tous les artistes invités au festival. C’est une exigence que j’ai. Si j’invite un spectacle, je dois être capable de bien l’accompagner. D’autre part, être créateur et directeur, ce sont deux fonctions différentes. Elles m’obligent juste à organiser efficacement mes journées.

    Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre dernière création, Vice Versa ?

    Vice versa est le premier volet de la série Les Miniatures ou formes courtes. C’est une proposition de Nicole Mossoux. C’est une comptine médiévale, Les Anneaux de Marianson chantée par Michel Faubert, que nous avons un peu adaptée. Elle est très lancinante, répétitive et cruelle. Les Miniatures, c’est l’idée de travailler en dehors des productions habituelles qui font appel à la coproduction et à de nombreuses collaborations artistiques. C’est le désir de développer des créations qui prennent peu de temps, qui ont un propos précis et qui travaillent sur la matière du mouvement et la présence. Ce format est très intéressant. Nous en présentons beaucoup au Festival international des Brigittines. Il est semblable à une nouvelle. En danse, il est peut-être plus facile qu’en théâtre de créer une forme courte qui a ses propres logique et structure. Lorsqu’on crée une forme courte, notre attitude est à la fois semblable et différente. Nous sommes face aux mêmes questions de fond mais le processus de création est plus rapide et le format, plus précis. À la première répétition de Vice Versa, le cadre était déjà là. Après, cela demande du travail.

    Cela fait trente ans que vous travaillez avec Nicole Mossoux. Comment percevez-vous l’évolution de votre travail commun ?

    Nous venons d’univers différents : Nicole de la danse et moi de la théâtralité. Notre relation est stimulante parce que nous alternons les projets que nous désirons réaliser. Il ne s’agit pas d’une création collective imaginée à deux. C’est toujours un projet de Nicole que je n’aurais jamais créé et inversement. Lorsqu’un de nous commence un projet, l’autre se met à son service. Nous créons souvent des spectacles très compliqués, nous cherchons. Nous ne sommes pas trop de deux pour y arriver. Nous signons à deux la création, il est nécessaire d’être convaincus. Au fil des années, chacun prend davantage de temps seul pour créer, l’autre le rejoint plus tard. Cela permet de redécouvrir l’œuvre et d’éviter d’accepter, dans son cheminement, des éléments inintéressants.

    On sent une sorte d’égalité de principe entre vous.

    Nous nous sommes confrontés à une série de différences mais nous appartenons à la même génération. Même si nos manières de ressentir les choses diffèrent, elles ont des points communs absolus. Nous ne sommes jamais en désaccord sur ce qui nous touche ou déplait. C’est une chance d’être à la fois si différents et si semblables, notre travail s’est développé plus vite. L’étape fondamentale a été de répondre aux questions : comment transmettre notre monde aux danseurs et acteurs ? Et comment se laisser imprégner par eux ? Très vite est apparue la nécessité d’être transparents et d’avoir des allers-retours entre ce qui était représenté sur le plateau, les propositions et les contre-propositions. Après, il y a les difficultés inhérentes à la vie. Nous traversons des périodes qui sont plus difficiles que d’autres. Mais notre souci commun a toujours été d’être très attentif à l’autre, à ses nécessités et demandes. •

    Sylvia Botella est critique en arts actuels (Portail Culture/RTBF, L’Art Même, Revue Mouvement etc. ) Elle est assistante chargée d’exercices en Master Arts du Spectacle vivant à l’ULB et conférencière à l’IAD à Louvain-La-Neuve.
    0

    Le Panier est vide