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  • Nouvelles de danse

    NDD#64 Paraíso – colecção privada de Marlene Monteiro Freitas

    Marlene Monteiro Freitas © Hervé Véronèse / Centre Pompidou

    Le territoire, c’est le corps n°1

    Par Sylvia Botella

    I can’t seem to face up to the facts/
    I’m tense and nervous and I
    Can’t relax/
    I can’t sleep ‘cause my bed’s on fire/
    Don’t touch me I’m a real live wire/

    En apparence, l’horizon de Paraíso – colecção privada (en français Paradis – collection privée) de Marlene Monteiro Freitas, créé en 2013, n’est pas des plus dégagés, et encore moins des plus engageants. À contre-courant d’une esthétique de l’authentique transparence, la chorégraphe-interprète capverdienne construit un monde de silhouettes, un univers truqué où se déploient plusieurs niveaux de jeu, de conscience, de réel et d’illusion, et multiplie les masques. Dans les limbes ensommeillés, il y a la figure de Circé (Marlene Monteiro Freitas), tantôt sorcière (maestro/matador nouveau genre) tantôt enchanteresse face à des créatures hybrides (Yair Barelli, Lorenzo de Angelis, Lander Patrick, Andreas Merk), le torse nu, pénétrées d’une force animale, humaine ou divine – qui pourraient être les hommes ensorcelés par Circé. Qu’ils s’affrontent ou s’allient, ils passent d’un plan-séquence à l’autre avec une virtuosité étonnante. Leurs gestes, frénétiques, anarchiques et antinaturalistes, favorisent la surcharge et le foisonnement, suggérant l’étouffement ou la possible libération.

    Le choix d’utiliser les pigments naturels – le bleu/vert de la langue ou le noir charbonneux/body-painting – est crucial, il apparait comme une mise en scène de la métamorphose. Marlene Monteiro Freitas est l’alchimiste. Elle a l’art des mélanges et des paysages, entrechoque les matières les plus nobles avec les matières les plus basses, la nourriture, la sueur, et le rictus outrancier post-expressionniste. Et mêle la haute culture avec l’underground au travers de l’architecture musicale (G. H. Handael, Olivier Messiaen, dj Leo, Richard Wagner, Talking Heads, Jordy Savall, Henry Purcel) ou la danse avec l’art de la performance et la vitesse d’un film muet des années 1920 – qui pourrait être un des films russes de la Fabrique de l’Acteur excentrique (FEKS).

    [Chorus]
    Psycho Killer/
    Qu’est-ce que c’est/
    Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far better/
    Run run run run run run run away/
    Psycho Killer/
    Qu’est-ce que c’est/
    Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far better/
    Run run run run run run run away/

    Mais si Paraíso – colecção privada, en s’appuyant sur une recherche documentaire précise de Marlene Monteiro Freitas, touche au corps de l’art sous toutes ses formes dans une dramaturgie dispersée sans direction visible, la pièce de danse n’est pourtant pas nihiliste. Nous aurions tort de n’y voir qu’un jeu de miroir déformé de l’histoire des représentations et de ne pas y voir une forme encore plus grande en train d’émerger avec une autre ouverture possible à la dramaturgie, au point de suggérer déjà la puissance visuelle de la pièce De marfim e carne (2014) présentée au Kunstenfestivaldesarts 2015. Comme souvent dans l’œuvre de Marlene Monteiro Freitas, l’esthétique est soumise à une logique de rêve et de hantise de la contrainte, du rapport au pouvoir et du désir de désobéissance.
    [Chorus]
    Ce que j’ai fait ce soir là
    Ce qu’elle a dit ce soir là
    Réalisant mon espoir
    Je me lance vers la gloire, OK
    We are vain and we are blind
    I hate people when they’re not polite 

    Paraíso – colecção privada est le Théâtre des corps totalement plastique, polysémique et subversif. Il oscille entre l’infrahumain et le supra-humain, entre le corps/objet et le corps/actant, aboutissant à la confusion de ce qui est en principe séparé : l’être vivant et l’objet inanimé. Ici, la créature, confrontée aux figures de l’inhumanité, est l’instrument dont prend tragiquement possession Circé pour accomplir sa malédiction. Mais comment ne pas penser à l’apparition foudroyante de la créature transmuée en pop star (prodigieux Andreas Merk) ? Le seul fait de chanter Psycho killer des Talking Heads suffit pour qu’elle devienne immédiatement être vivant sous nos yeux et échappe à Circé (lovée). La créature entre en résistance, par la parole, seule capable de nous approprier le monde.
    [Chorus]
    Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh

    Geste eschyléen s’il en est, Paraíso – colecção privada transgresse les limites susceptibles de faire trembler l’ordre du monde en interrogeant ce qui sépare (ou non) l’être humain de l’objet, à l’endroit même (ou point de contact) de la définition de ce que nous sommes. Avec le risque de la folie mais qui, étrangement, nous fait sentir plus vivants. Marlene Monteiro Freitas est de ces rares chorégraphes à faire naître ce sentiment-là. •

    Sylvia Botella est critique en arts actuels (Portail Culture/RTBF, L’Art Même, Revue Mouvement etc. )Elle est assistante chargée d’exercices en Master Arts du Spectacle vivant à l’ULB et conférencière à l’IAD à Louvain-La-Neuve.
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