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    NDD#62 Rencontre avec deux Dalcroziennes | Entretien avec Carine De Vinck & Michèle Swennen

    Propos recueillis par Nadia Benzekri

    Carine De Vinck est musicienne, pédagogue, enseignante en Rythmique, Expression corporelle et formation musicale, et est la directrice de l’Institut de Rythmique Jaques-Dalcroze de Belgique. Michèle Swennen est danseuse, chorégraphe, pédagogue, et enseignante, notamment à l’Insitut, en danse et expression corporelle.
    Expérience, méthode et outil

    Carine De Vinck : Comme le disait Dalcroze au sujet de sa méthode, « il faut le vivre de l’intérieur pour comprendre ». L’expérience en est la base. Le corps est capable de reproduire tous les paramètres de la musique, rythme, nuances dynamiques et agogiques1, phrases, hauteurs des sons… Traduire la musique en mouvements est le principe de base à l’origine de la méthode Dalcroze.

    Michèle Swennen : En tant que pédagogue, je trouve essentiel que grâce à la vision qu’apporte cette pédagogie, on soit amené à respecter chaque individu et le rythme d’apprentissage de chacun. C’est un atout pour un professeur mais aussi pour un chorégraphe parce que pour être chorégraphe, il faut être aussi pédagogue.

    CDV : Lors des Journées européennes de Rythmique, début octobre, où étaient rassemblés des centres Dalcroze de toute l’Europe, on a pu voir combien les différences culturelles étaient marquées. Ce qui montre que la méthode évolue, grandit dans chaque culture.

    MS : C’est une méthode ouverte, qui ne fonctionne pas par formatage.

    La Rythmique Dalcroze aujourd’hui

    MS : Dalcroze est malheureusement peu connu, beaucoup de gens lient la Rythmique uniquement à la musique pour enfants. Or, pour moi, qui suis dans le domaine de la danse, c’est un grand atout d’être rythmicienne. Le rythme c’est le corps, et le corps c’est le rythme. Mary Wigman est la première à avoir fait un ballet sans musique. Mais pour se passer de musique, il faut être maître du temps. La méthode a évolué au fur et à mesure que Dalcroze l’inventait : elle s’est ouverte à tous les arts autres que la musique, dont la danse. Si Dalcroze est méconnu aujourd’hui, c’est peut-être parce que la forme de son enseignement n’a pas assez évolué en concordance avec le temps. C’est toujours le problème : comment être fidèle à une pensée et en même temps la faire évoluer. Aujourd’hui, Dalcroze ferait du rap ou du hip hop ! On n’a peut-être pas encore suffisamment incorporé les médias actuels. Lorsque, par exemple, des beatboxers viennent suivre un cours, ils sont perdus par la marche « pointe-talon » parce que ça ne correspond pas à la manière actuelle de bouger. Je parle de la forme de l’enseignement mais le fond, lui, est toujours aussi juste !

    CDV : En musique, on travaille la relation à l’espace, à l’énergie et au temps, on intègre le mouvement, ce qui n’est pas toujours apprécié par les musiciens qui éprouvent une réticence à bouger dans l’espace. Mais la situation évolue, ça commence à être accepté… En Rythmique Dalcroze, on est dans la musique en mouvement. Ou dans le mouvement-et-musique.

    L’avenir

    MS : J’aimerais voir la création d’une école supérieure de danse en Belgique francophone, avec laquelle nous pourrions collaborer. Cela permettrait de décloisonner et de rassembler les formations, les techniques. C’est mon rêve. On y trouverait un enseignement de la Rythmique, du mouvement, du théâtre…

    CDV : De mon côté, je voudrais que l’Institut soit complètement reconnu comme école supérieure. Non plus seulement comme établissement qui délivre un « titre jugé suffisant pour enseigner la Rythmique et l’Expression corporelle » mais comme une école qui formerait des danseurs, des musiciens, des circassiens, etc. Que la Rythmique puisse être un outil pédagogique au service des autres techniques et des autres arts, un outil qui préconise de vivre la musique par le corps plutôt que de passer par l’intellect, que l’expérience soit d’abord sensorielle. C’est d’ailleurs aussi de là que vient la difficulté de visibilité et d’identification de la Rythmique : c’est une méthode qui est à la fois un outil pour d’autres champs. En même temps, cette pédagogie bénéficie d’une réelle reconnaissance. Les deux disciplines sont enseignées en académie et l’expression corporelle est un cours obligatoire des Humanités artistiques en Arts de la parole. L’école a été reconnue il y a 40 ans, ce qui est bien sûr une très bonne chose. L’Institut s’est vu attribuer par le gouvernement un statut spécifique étant donnée sa particularité2, mais il n’est pas toujours facile d’être une « organisation particulière » dans une société qui cherche à uniformiser les diplômes. Mon rêve serait de faire de l’Institut un centre où les disciplines seraient décloisonnées, et qui pourrait servir à la fois à des artistes de tous bords, mais aussi des thérapeutes, des acteurs de l’éducation (instituteurs, enseignants)… J’aimerais que l’Institut rayonne dans des domaines différents et spécifiques. Les personnes viendraient y chercher ce dont elles ont besoin.

    MS : Un nouveau Bauhaus… •

    1 Changement du rythme dans l’exécution d’un morceau, oscillation du tempo par rapport à une pulsation régulière.
    2 Le cours de base étant celui de Rythmique ou d’Expression corporelle.

    L’héritage de Dalcroze en danse

    Françoise Dupuy est danseuse, chorégraphe et pédagogue, fondatrice avec Dominique Dupuy des Ballets Modernes de Paris. Formée à la Rythmique Dalcroze à Hellerau, elle enseigne « le rythme du corps », atelier de rythmique dalcrozienne pour danseurs. Dans son texte La danse contemporaine, une déviation de la Rythmique ? 1, elle explique pourquoi les outils créés par Dalcroze restent toujours actuels en danse au XXIe siècle. Elle reprend la phrase de Dalcroze : « La rythmique n’est qu’une préparation à des études artistiques spécialisées. La danse peut faire partie des nombreuses spécialisations induites par ma méthode car la rythmique est à la base de tous les arts. » Elle relève le rôle majeur de la méthode de Dalcroze dans l’émergence de la danse nouvelle et la filiation entre de nombreux créateurs et cette approche.
    Françoise Dupuy montre la place prépondérante de Mary Wigman en tant que pédagogue dont l’enseignement a essaimé dans le monde entier. Elle insiste sur la pérennité de la « pensée humaniste » de Dalcroze dont les principes « ont toujours correspondu et correspondent encore aux besoins des créateurs qui se veulent en symbiose avec eux-mêmes et leur époque et se servent de leur corps pour le dire ». Parmi les exemples des apports de la Rythmique à la danse moderne, elle mentionne l’importance de la respiration, dont Mary Wigman, Doris Humphrey et Martha Graham se serviront. Ou encore l’idée, développée aussi par Laban, selon laquelle « la forme d’un mouvement dépend des sensations et du rapport entre la force, le temps et l’espace. » Enfin, un outil pour la liberté du danseur, comme Émile Jaques-Dalcroze l’annonce : « Quand l’organisme sera imprégné des rythmes universels, il sera possible de danser sans accompagnement de sonorités. Le corps se suffira à lui-même ; il n’aura plus besoin du recours des instruments car tous les rythmes seront en lui – et la danse de demain sera une danse d’expression, de poésie – une manifestation d’art, d’émotion, de vérité. »

    1 Dans Émile Jaques-Dalcroze : la musique en mouvement, Alfred Berchtold et al., éd. Institut Jaques-Dalcroze, 2004
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