NDD#62 La Rythmique Dalcroze | Traduire la musique en mouvements
Par Nadia Benzekri
En 2015, L’Institut de Rythmique Jaques-Dalcroze de Belgique fêtera ses 40 ans d’existence. L’occasion de se pencher sur cette école et sur la Rythmique Dalcroze.
Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), musicien et pédagogue, a élaboré la méthode de Rythmique qui porte son nom. Enseignant l’harmonie au Conservatoire de Genève dans les années 1900, il rompt avec une approche purement théorique pour élaborer une pédagogie interactive et pluridisciplinaire fondée sur la musicalité du mouvement et l’improvisation. Auparavant chef d’orchestre au Théâtre d’Alger, il avait eu l’occasion de découvrir la musique arabe et ses rythmes. En 1910, Jaques-Dalcroze s’installe en Allemagne, à Hellerau, près de Dresde, et y crée un institut pour l’enseignement de la musique et du rythme, dont il assume la direction artistique jusqu’en 1914. Il poursuit ses recherches sur l’éducation musicale, le mouvement et la création artistique, et réalise des spectacles avec l’homme de théâtre Adolphe Appia. Cette école, où ont étudié Mary Wigman, Suzanne Perrottet, Katja Wulff et Mimi Scheiblauer, reçut notamment la visite des danseurs étoiles des Ballets russes de Serge Diaghilev, dont Vaslav Nijinski, ainsi que de Paul Claudel, George Bernard Shaw, Upton Sinclair, Arthur Honegger, Ernest Bloch, Ernest Ansermet, Stanislawski ou encore Le Corbusier. En 1915, le musicien ouvre l’Institut Jaques-Dalcroze de Genève, qu’il dirigea jusqu’à sa mort. De nombreuses écoles de formation Jaques-Dalcroze ont ensuite été créées dans le monde entier. La pensée de Dalcroze a été prolongée par Mary Wigman, Hanya Holm, Marie Rambert, Kurt Jooss, Uday Shankar, Rudolf Laban…
La Rythmique
« Pour le moment, je sens bien que les gens ne comprennent pas ce que je cherche », écrit-il dans les premiers temps de l’élaboration de la Rythmique, « cette reconstitution d’une musique intégrale où tout ce qui est rythme et mouvement a sa source en notre organisme. L’on se figure que je cherche des attitudes et des gestes plastiques, par amour du geste en lui-même ; oh non, je cherche à aller beaucoup plus profond dans l’être humain et je prétends que nos gestes doivent être les extériorisations de nos mouvements et de nos émotions animiques, d’où la nécessité de créer, grâce au rythme, un courant entre les deux pôles de notre être. Mais cette éducation doit être entièrement créée, et je comprends que les exercices préliminaires ne puissent convaincre tout le monde. La gymnastique rythmique est avant tout une expérience personnelle. (…) D’autres viendront qui me complèteront et me transformeront, mais je crois avoir établi des bases solides pour une éducation du mouvement et du partage du temps et de l’espace. J’ai remonté la pendule, tant pis si elle ne sonne qu’après ma mort. »1 La critique et historienne Laurence Louppe écrit dans L’avènement du corps poète2 : « [Les textes de Dalcroze] témoignent le plus souvent de ses intentions, et même parfois de sa polémique (contre l’enseignement musical traditionnel, contre l’oubli ou le détournement du corps). Mais il n’a jamais vraiment « nommé » les ressorts profonds qu’il faisait fonctionner en vue de réveiller la poétique du corps. Et pour cause, le travail de Dalcroze porte sur le rythme, sur la transformation de l’espace-temps par les expériences de corps. Et cela, comme il le dit lui-même, aucun signe abstrait (surtout pas les données consignées sur la portée musicale) ne peut en rendre compte. »
Observant ses élèves – qu’ils soient en train de jouer ou d’écouter – Dalcroze réalise que ceux-ci hochent la tête, battent du pied, ponctuent les accents. Ils sentent, ressentent la musique. Il imagine alors « une éducation musicale dans laquelle le corps jouerait lui-même le rôle d’intermédiaire entre les sons et notre pensée et deviendrait l’instrument direct de nos sentiments. »3 Il propose aux élèves de se mettre dans l’espace et de marcher en rythme. Il part du principe que le corps est l’instrument, et que le sens rythmique est musculaire et fait de rapports entre le dynamisme des mouvements et la situation dans l’espace, entre la durée des mouvements et leur amplitude, entre leur préparation et leur aboutissement. Il écrit en 1924 : « Nul ne peut dire les pourquoi et les comment de la Rythmique s’il ne se rend pas compte qu’avant tout elle cherche à nous révéler à nous-mêmes, à dire : Je sais et je pense parce que je ressens et j’éprouve. »4 La Rythmique appréhende le rythme, non plus en fonction de la seule métrique musicale, mais en rapport à l’espace, au temps et à l’énergie. C’est de la relation entre ces trois éléments que naît le geste artistique et expressif selon les degrés et les forces que prend chacun des paramètres. Laurence Louppe écrit encore : « Dalcroze n’avait en vue aucune exploitation esthétique, expressionniste ou non, du matériau corporel qu’il mettait à nu. C’est pourquoi, selon nous, il s’agit véritablement d’une poétique à l’état pur : permettre au corps de développer des processus de langage spécifique à partir de ses ressources les plus intimes, à partir des variations de » grain « . »5
Une pédagogie active et musicale fondée sur le mouvement corporel
Émile Jaques-Dalcroze est le contemporain, dans les années 1910-1920, de Maria Montessori, Ovide Decroly, Célestin Freinet et leurs recherches en pédagogie. Il conçoit une méthode d’éducation artistique qui soit différenciée et adaptée aux besoins des élèves. Sa méthode a pour principe que l’apprentissage de la musique se fait par le corps et par l’activité tout entière de l’enfant, avant la compréhension intellectuelle. Il s’agit d’abord de vivre tous les paramètres de la musique et d’ensuite pouvoir les restituer avec un instrument et les visualiser avec une partition. C’est une démarche de pédagogie active : il ne s’agit pas de « faire » de la musique, mais d’abord de l’écouter, puis de l’entendre et enfin de s’attacher à une pratique musicale et à une technique. Il faut donc développer l’oreille, cultiver l’audition, reproduire ce que l’on entend… Lors des cours de solfège, les élèves sont très actifs, ils marchent, écoutent, s’asseyent, se relèvent, etc. En expression corporelle, il s’agit de découvrir son corps, de l’explorer puis d’en prendre conscience ainsi que de ses capacités motrices expressives et rythmiques. D’autre part, la Rythmique a également des applications thérapeutiques, notamment pour les personnes âgées, et dans le cas des handicaps sensoriels, mentaux ou physiques.
L’Institut de Rythmique Jaques-Dalcroze de Belgique
Fondée en 1949 à Bruxelles, l’école Dalcroze de Belgique a existé de manière privée durant vingt-cinq ans, les cours étaient alors donnés dans l’appartement de sa fondatrice, Sergine Eckstein. L’école devint l’Institut de Rythmique Jaques-Dalcroze de Belgique en 1975, année où elle fut reconnue et obtint un statut officiel d’académie de musique, si ce n’est la spécificité de l’enseignement de l’Institut : le cours de base est celui de Rythmique ou celui d’Expression corporelle et non celui de formation musicale. L’équipe pédagogique de l’Institut envisage la Rythmique comme centrale dans l’éducation globale de l’enfant et des étudiants. De plus, « favorisant les échanges internationaux et interdisciplinaires, l’Institut tend à défendre ses recherches, non plus seulement vis-à-vis du seul domaine culturel en tant que «patrimoine national», mais bien dans une approche globale de l’enseignement artistique, de la culture et de l’éducation par l’ouverture aux cultures. » (extrait du projet pédagogique) L’Institut a, depuis quelques années, établi un partenariat avec l’École de Cirque de Bruxelles et est en pourparlers pour organiser une collaboration avec la faculté d’architecture de l’UCL (Université Catholique de Louvain). •