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    NDD#80 – Le Covid, la culture et nous – Entretien avec Marius Gilbert

    Propos recueillis par Isabelle Meurrens et Alexia Psarolis

    Affable et pédagogue, l’épidémiologiste Marius Gilbert, dont le visage est devenu familier du public et des médias belges, a pris le temps de réagir à nos interrogations sur la crise et les conditions d’une reprise du secteur culturel. Explications.
    Avec la crise sanitaire est apparue une diversité de métiers, inconnus du public. Souvent appelé virologue, alors que vous êtes épidémiologiste, en quoi consiste votre travail ?

    Marius Gilbert : Être épidémiologiste consiste à étudier les événements de santé en lien avec les facteurs de risque, qui peuvent être individuels ou collectifs. Un virologue, lui, s’intéresse aux virus, il contribue à la recherche autour de vaccins, de traitements et des diagnostics… Il existe également une différence d’échelle et d’outils entre les deux métiers. En épidémiologie, nous travaillons à l’échelle d’un pays, d’une population en utilisant les statistiques ; alors que l’instrument de la virologie, c’est la biologie moléculaire.

    Les mesures visant à réduire la propagation de l’épidémie ont toujours été prises par secteur, mais connaît-on la contribution des différents secteurs d’activité à l’épidémie ?

    On a une idée de ce qui contribue à la transmission, même s’il est plus compliqué d’avoir une certaine granularité. Dans les grandes lignes, on sait que la transmission est avant tout intrafamiliale. Vient ensuite le monde professionnel au sens large, puisque le lieu de travail est un lieu de contact important. En troisième, le milieu de l’éducation. Puis, arrive le secteur des bars et des restaurants, où le port du masque est difficile et où l’on parle. Viennent ensuite les professions de contact. Au sein de la communauté scientifique, il existe donc un consensus large pour dire que le risque est aggravé par le fait d’être dans un espace intérieur mal ventilé et sans masque, pour une durée prolongée.

    Et pour ce qui concerne le secteur culturel ? A-t-on pu identifier des foyers de contamination dans les salles de spectacle ?

    Nous n’avons pas vraiment de données pour le secteur culturel qui incriminent la transmission entre spectateurs, puisque ce secteur n’a été ouvert que peu de temps et avec des protocoles. C’est en partie pour cette raison que nous fonctionnons sur des raisonnements déductifs. De bonnes conditions de ventilation, le port du masque et des protocoles qui gèrent le flux de personnes pour éviter de grandes concentrations permettent de diminuer les risques de façon considérable, rendant le risque pour les spectateurs assez limité. Cependant, il semble ressortir de certaines données que pour ce qui concerne les artistes sur scène, les niveaux des contaminations sont un peu plus élevés que dans la population en général, comme c’est aussi le cas pour les métiers de contact. Les mesures du port de masque, de distanciation viennent se heurter à la nature-même de l’activité et les risques de transmission peuvent être ici significatifs. C’est une question dont on parle très peu, toute l’attention a été mise sur la question des spectateurs et pas des acteurs, au sens large. En ce qui concerne les clusters, nous ne sommes pas en mesure de les identifier car le suivi de contacts n’en a jamais eu l’ambition. Le tracing est un dispositif d’avertissement mais il ne cherche pas à remonter les chaînes de transmission. L’absence de cluster identifié ne signifie pas qu’il n’y en a pas mais que nous ne nous sommes jamais donné les moyens de les identifier.

    La distinction terminologique entre essentiel/non essentiel n’a-t-elle pas entraîné un antagonisme entre secteurs et empêché de penser des alternatives ?

    Je comprends l’idée, mais pour moi la cause est autre : nous portons l’héritage du tout premier déconfinement, comme si nous n’étions jamais susceptibles de revoir les choses à la lumière des nouvelles connaissances et des nouvelles données. Au premier déconfinement, pour sortir du lockdown, le poids économique de différents secteurs était important, ainsi que les mouvements de lobbying qu’ils ont pu mettre en œuvre. Nous avons donc commencé à rouvrir les industries, ensuite le commerce de détail, puis l’école (suite, entre autres, à l’appel des pédiatres). Le secteur de la restauration a rouvert avant la culture car son poids économique, à tort ou à raison, a été perçu comme plus important.

    On comprend bien l’importance du lobbying des secteurs, mais n’aurait-il pas été possible de faire des distinctions à l’intérieur d’un même secteur ?

    Selon moi, il n’y a pas eu suffisamment de nuances entre les lieux culturels en termes de qualité de ventilation, d’infrastructures qui permettent ou non de réaliser un spectacle dans de bonnes conditions sanitaires, avec un bon renouvellement d’air. Nous ne sommes jamais rentrés dans une logique différenciée. Or, dans le milieu culturel un examen au cas par cas aurait pu être envisagé et différencié selon le protocole sanitaire et une bonne ventilation. On aurait pu alors ouvrir les salles qui ont un système qui renouvelle l’ensemble de l’air à une certaine vitesse, couplé à un système de filtration, et ainsi concentrer les aides financières sur ceux qui ne peuvent pas se mettre aux normes. En termes de santé publique, ce pourrait être une bonne pratique que les lieux publics disposent d’une bonne ventilation au-delà du Covid.

    Si nous n’avions pas eu le vaccin, nous aurions été obligés d’avoir une logique de gestion de risques sur du plus long terme et de mettre en place des dispositifs de ce type. L’arrivée du vaccin, d’une certaine façon, a empêché le pouvoir décisionnel d’être plus créatif et plus proactif pour différencier des mesures par rapport à des situations sanitaires très différentes.

    Une question est souvent posée également sur la répartition du poids des mesures et sur la possibilité d’alternance entre les secteurs : le metteur en scène David Murgia proposait d’ouvrir une semaine sur deux commerces et théâtres.

    Une semaine sur deux n’est peut-être pas réaliste, mais oui c’est tout à fait possible de fonctionner sur des temps plus longs en refermant certains secteurs pour en rouvrir d’autres. Le gouvernement s’est toujours refusé à rentrer dans cette logique de « budget de contacts » par secteur, estimant que c’était s’exposer à trop de pressions des uns et des autres. Même si en définitive, c’est ce qui se passe.

    Parmi les idées qui fleurissent, il y a celle de tout rouvrir et de laisser vivre normalement tout le monde à l’exception des profils à risque. Outre la question éthique que cela soulève, ce compartimentage de la société est-il envisageable d’un point de vue strictement épidémiologique ?

    Non. Cela voudrait dire que ces personnes devraient vivre totalement isolées, ce qui créerait une détresse mentale encore plus forte ; c’est un peu ce qu’on a connu dans les maisons de repos. Aucun pays n’a réussi à faire cela parce que la transmission par des relais reste toujours possible, que les protections sont imparfaites. Nous n’arrivons pas à compartimenter la société. De plus, une quantité de personnes sont à risque sans le savoir, n’ont aucun facteur de risque apparent mais développent des formes de Covid très sévères.

    On l’a vu, cette crise nous a précipités dans un inconfort lié à l’incertitude. En tant que scientifique, percevez-vous l’incertitude de façon aussi inconfortable ou bien les modèles dont vous disposez vous en donnent-ils une autre perception ?

    Pour moi, l’incertitude porte sur la lecture que je peux donner des événements futurs, et la façon dont je peux les anticiper, mais à un niveau personnel cela n’a aucune incidence sur mon salaire. J’ai toujours continué de travailler et je suis payé par le service public, cette incertitude n’a donc pas le même impact sur mon quotidien. Bien sûr, j’ai l’impression d’être moins dans le brouillard que d’autres, par la connaissance que j’ai des chiffres, avec une capacité d’anticipation sans doute meilleure, et c’est sur cela que j’essaie de communiquer le plus possible. Avoir des éléments de compréhension permet de voir les perspectives. Les politiques eux-mêmes ressentent cet inconfort de devoir prendre des décisions en situation d’incertitude majeure sur base de discours scientifiques. Mais l’incertitude fait partie de la démarche scientifique.

    Au vu de la défiance grandissante vis-à-vis de la science, ce travail pédagogique que vous menez dans les médias pour expliquer la pandémie au grand public n’est-il pas devenu contre-productif ?

    Je n’ai pas de réponse claire à cette question. Dans les interpellations que je peux lire sur les réseaux sociaux, les personnes utilisent de plus en plus des instruments analytiques de l’épidémie qui sont parfois très bons, et certains font des analyses très fines. Visiblement une partie de ce travail de vulgarisation a été compris, mais, parfois, celui-ci se retourne contre nous dans la communication. Car on ne peut pas remplacer si rapidement toute une expertise de 15 années de recherche. Nous nous retrouvons interpellés de façon parfois très virulente et devons nous justifier dans un laps de temps court, ce qui n’est pas simple. C’est paradoxal : une éducation liée aux pratiques et au vocabulaire s’est faite au sein de la population mais cette vulgarisation se retourne parfois contre la communication scientifique elle-même car tout le bagage sur des principes de base n’existe pas.

    Concernant la défiance vis-à-vis des sciences, c’est en temps de paix et non en pleine crise que nous devons développer des dispositifs. En temps de crise, nous devons construire des espaces de dialogue entre acteurs de différents secteurs qui sont chacun légitimes dans leur position. En temps de paix, il faut développer l’éducation à la complexité, via l’école notamment. La démarche scientifique cherche à mettre en perspective les facteurs tels que l’incertitude, ce qui fait l’objet d’un consensus et d’une hypothèse… Une crise telle que celle que nous vivons nous le rappelle très fortement. •

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