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    Laura Cappelle

    Danses dessinées

    Livres Tous les articles Mars 20, 2024
    Illustrations de T. Gilbert extraites de Une histoire dessinée de la danse © Le Seuil

    Deux cent trente-huit planches pour raconter l’histoire de la danse en Occident depuis la préhistoire : autant dire que le pari allait impliquer des choix douloureux. L’idée d’une version graphique de Nouvelle Histoire de la danse en Occident, ouvrage collectif que j’avais dirigé pour les éditions du Seuil, m’a été soufflée en 2021 à un salon d’auteurs et d’autrices. Non seulement la traduction de la danse – médium si visuel – en dessin m’a semblé ouvrir de riches perspectives, mais j’ai immédiatement eu envie de m’essayer au travail du scénario, si différent de mes formes d’écriture habituelles.


    Un autre mode de récit

    Thomas Gilbert, dessinateur à la fois brillant et attentif à la complexité historique des sujets qu’il aborde, a rejoint le projet sur la base de la structure narrative que j’avais proposée au Seuil : deux personnages fictifs qui traversent les époques, à la manière d’Orlando de Virginia Woolf. L’objectif était d’ancrer le récit dans les corps d’Andréa et de Camille, la danse se prêtant mal à mon sens à la voix off désincarnée régulièrement employée dans les BD de non-fiction.
    Ce parti pris a guidé les choix réalisés au fil des planches. Chaque chapitre, plus ou moins modelé (de manière synthétique) sur le découpage de Nouvelle Histoire de la danse en Occident, devait posséder un arc narratif propre pour nos deux personnages, qui permette de les mettre en présence d’acteurs réels et de moments clés de l’histoire de la danse, sans donner lieu à un catalogue. La question s’est notamment posée pour les lieux : si l’écriture académique permet de sauter d’un pays à l’autre au sein d’un même paragraphe pour souligner les circulations du mouvement à de nombreuses époques, il était impossible de faire de même dans le cadre d’un récit suivi.


    Pour effectuer ces choix, je me suis replongée au fil des chapitres dans la bibliographie existante sur chaque période, qui s’était parfois élargie depuis Nouvelle Histoire de la danse en Occident. Des ouvrages comme La Nijinska. Choreographer of the Modern, biographie de Lynn Garafola parue en 2022, ont fourni des détails supplémentaires incorporés dans les chapitres concernés. Une partie des dialogues est inspirée directement des écrits de plusieurs artistes ; même des détails comme la rémunération de Jules Perrot à l’Opéra de Paris sont fidèles à la réalité.


    Transmettre l’évolution de la recherche

    Comme de nombreux chercheurs et chercheuses ayant travaillé sur le sujet, je ne suis pas historienne de formation, la recherche en danse – très minoritaire à l’université – s’est toujours nourrie d’une pluralité d’approches. Ma thèse se situait dans le champ de la sociologie des arts et de la culture ; c’est au cours de celle-ci que j’ai commencé à enseigner l’histoire de la danse à l’université Sorbonne Nouvelle, à Paris. À l’époque, je me suis plongée dans l’élaboration d’un cours dédié avec joie, puis perplexité. Comment était-il possible que les publications sur le sujet soient aussi limitées, divisées entre des ouvrages généraux souvent anciens et des articles de recherche qui éclairaient certaines périodes historiques d’une manière radicalement différente ? Comment transmettre ces travaux épars à des étudiants et étudiantes non spécialistes, qui connaissaient rarement plus de quelques noms de chorégraphes ?


    La recherche porte en effet aujourd’hui un regard critique sur les processus de sélection des œuvres, artistes et lieux jugés « importants » ; de nouvelles approches méthodologiques – études de genre, études postcoloniales – ont permis de repenser beaucoup de présupposés. Les Ballets russes représentent-ils par exemple une réelle rupture par rapport à la scène parisienne du début du XXe siècle, dont les femmes chorégraphes ont été rapidement oubliées ? Comment intégrer l’histoire coloniale aux représentations chorégraphiques occidentales, ou encore penser la notion de « contemporain » à l’heure où elle désigne soixante ans d’histoire ? Chercheuses et chercheurs y travaillent, mais encore faut-il partager ces évolutions avec un public large.


    Une opération de « centrement »

    Avec Thomas Gilbert, nous avons donc cherché dans Une histoire dessinée de la danse un point d’équilibre entre des passages attendus – de Louis XIV à Marius Petipa – et l’introduction d’éléments bien moins évidents, de la place accordée aux danses de l’Antiquité à des figures historiques récemment redécouvertes, comme la chorégraphe Mariquita. En quelques cases ou planches, nous avons cherché à mettre en perspective l’œuvre de certaines et certains artistes et des éléments de contexte socioculturel, qu’il s’agisse du comportement de George Balanchine à l’égard de ses ballerines ou des ravages de la crise du VIH/sida sur le milieu chorégraphique.


    J’ai soupesé certains choix des semaines durant, mais ce « tri » fait partie du jeu de la vulgarisation. Il s’agit inévitablement d’une opération de « centrement » de certains personnages et travaux, qui peut sembler paradoxale à l’heure où la recherche vise le décentrement des récits. Les ouvrages généraux, qui brossent un tableau large de l’histoire d’une forme artistique, ont toutefois une fonction de porte d’entrée vers la recherche : sur tous les sujets abordés dans la BD, il est possible de creuser ensuite par le biais d’ouvrages spécialisés, en attendant les nouveaux travaux qui viendront nourrir de futures histoires. La nôtre n’est « qu’une » histoire dessinée de la danse, comme le titre l’indique ; bien d’autres restent à scénariser et à mettre en mouvement.

    Laura Cappelle est sociologue, chercheuse en danse et journaliste. Professeure associée à l’université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé l’ouvrage Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil, 2020) et scénarisé Une histoire dessinée de la danse (Seuil, 2024, illustrée par Thomas Gilbert). Elle est également l’autrice de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions) et critique à Paris pour le New York Times et le Financial Times.

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