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    Un zeste de… #2 – Une transcription – Claudia Righini

    © Yu Matsuoka

    L’intervention de Claudia Righini

    Cliquez ici pour visionner l’enregistrement de la rencontre.

    Merci aux éditions Contredanse pour avoir accueilli bras grands ouverts le manuscrit que nous leur avons envoyé en exclusivité.

    L’équipe contredanse a réalisé son travail avec un remarquable savoir-faire toujours enveloppé de délicatesse. Ce savoir-faire se retrouve notamment à travers l’organisation de l’entretien entre Patricia Kuypers et Hubert Godard, publié dans Nouvelles de Danse, pour annoncer la parution du livre Une respiration. J’ai trouvé cet entretien très utile pour comprendre le positionnement de l’auteur par rapport à son livre.

    Un immense merci à Hubert Godard !

    Pour sa grande générosité, lorsque nous lui avons exposé notre projet, il nous a ouvert la porte de sa « practice » sans condition. Il nous a ensuite fait la surprise et le don de réécrire entièrement le texte retranscrit des séances, pour aboutir à une magnifique précision et clarté d’énonciation dans Une respiration ; cette simplicité est le fruit de décennies de travail de recherche, d’expérience clinique et d’enseignement.

    Il faudrait des heures pour parler de ce savoir, et surtout il faudrait Hubert !

    Alors très humblement, j’avais envie pour notre rencontre d’aujourd’hui de partager avec vous, d’abord la mise en évidence d’une logique de pensée présente chez lui depuis le début, puis à partir de cette mise en évidence, de choisir un des grands thèmes qui compose cette pensée : la sensorialité et de visiter cette topique en image à travers l’olfaction, le tact, et pour finir l’audition.

    Il y a quelque chose qui revient toujours dans la pratique clinique, l’enseignement et les écrits d’Hubert et ce depuis le début. Une logique de pensée qui se trouve admirablement rassemblée, condensée dans le petit livre qui nous réunit aujourd’hui Une respiration. Hubert Godard nous propose l’idée d’un rapport de covariance absolue entre la dynamique posturale et le travail de la sensation, et par conséquent de l’imaginaire. Pour lui, le schéma postural propre à chacun, avec ses modes d’orientations privilégiés, est en corrélation directe de toute acquisition nouvelle du sentir.

    Deux vastes thématiques interagissent et s’entremêlent depuis cette idée, dit très simplement :

    • la première serait le travail de la sensation ;
    • la deuxième serait le phénomène gravitaire ;

    Ces deux topiques sont inséparables l’une de l’autre, nous les séparons parce que le langage nous l’impose, si nous voulons parler des phénomènes à l’œuvre.

    Dans son livre Une respiration, Hubert Godard nous invite à un renversement : celle-ci, à l’évidence, ne peut se résumer à prendre et rejeter de l’air.

    Inspirer, c’est s’ouvrir au paysage et le support théorique qui découle de cette proposition : c’est le travail de la sensation, avec ce qu’Hubert a nommé la fonction haptique. Je vais y revenir.

    Et puis, expirer, c’est se poser, laisser faire, une sorte de non agir ; nous retrouvons ici la deuxième topique : la gravité et le concept de fonction phorique, avec une acception bien particulière chez Hubert.

    Comme nous n’avons pas le temps de visiter les deux thématiques, je vais laisser de côté son approche du phénomène gravitaire et ce qu’il a nommé la fonction phorique. Je vais mettre l’accent sur l’expérience qui a été la plus profonde pour moi dans le livre aujourd’hui, celle reliée à la sensorialité. Pour cela, je vous propose une promenade dans les chemins qu’emprunte cette expérience…

    Hubert Godard met en lumière qu’il y a une manière particulière à chacun pour la recherche de sensation et aussi une manière propre à chacun de s’en protéger ou de s’en défendre. D’où une forte attention tournée vers cette motricité spécifique, pour rechercher, s’ouvrir, développer la réception des flux présents dans notre milieu ; ou bien, au contraire, s’en protéger, s’en détourner en créant des filtres qui hantent ensuite nos habitudes motrices.

    Le terme haptique à l’origine est attaché au seul sens du toucher dans sa part active, motrice et exploratrice comme la palpation de la main.
    Ce qui est nouveau, c’est qu’Hubert nous propose :

    • de l’étendre à tous les sens d’une part, et non plus au seul sens du toucher;
    • de considérer ce phénomène comme étant une motricité spécifique qui rassemble tous les mouvements que fait une personne pour le bénéfice d’une sensorialité — haptique d’ouverture —, ou à l’inverse tous les mouvements que fait une personne pour se protéger, ne pas sentir — haptique de défense.

    Ces motricité constituent ce qu’il a nommé la fonction haptique.

    Cette définition est devenue pour moi un outil clinique majeur, parce que cela a un impact immédiat sur l’attitude posturale et l’expressivité, en particulier l’expressivité des traits du visage.
    Les traits de notre visage nous parlent de cette motricité. Notre visage est façonné par notre rapport et notre histoire aux sensations.

    Pour parler concrètement nous allons explorer en image différentes hapticités à l’œuvre.

     

    © Petr Kratochvil
    Ici, c’est l’olfaction qui est donnée à voir. Nous observons l’inclinaison de la tête vers l’avant, le relâché de la mandibule, les narines sont dilatées en réception, il y a un arrêt de l’activité oculaire/corticale. Justement à ce moment-là, le vestibule suspend la tête et c’est l’acmé de l’accès à l’olfaction. Le rapport étroit entre l’équilibre et la sensation était une question de survie, cette articulation est merveilleusement bien expliquée dans le livre. Nous voyons la stimulation du système vestibulaire — qui est le sens le plus profond au service de l’orientation, pour supporter le mouvement de la tête dans l’ouverture aux fragrances de l’espace.

    Hubert Godard utilise de plus en plus dans sa clinique, une analyse précise de la relation aux sensations car cela a un impact immédiat sur l’ensemble de l’attitude posturale.

    Chez cette dame avec la tablette de chocolat, nous pouvons voir l’ouverture du front, la stimulation des trois sinus : frontaux, maxillaires, sphénoïdaux. Cette manière de sentir stimule le nerf vague et, par conséquent, le système parasympathique. Cela nous apparaît alors évident que si nous voulons vraiment sentir et que l’air aille stimuler les sinus, la composition des traits du visage va s’en trouver changée.
     

     

    © Dick Van Duijn
    Nous voyons ci-dessus un écureuil, photographié alors qu’il prend une fleur pour la sentir. Chaque partie de son corps participe à magnifier tout ce que peut offrir cette rencontre avec la fleur — haptique d’ouverture.
    C’est de ce rapport-là dont il s’agit : la fonction haptique nous parle de l’intimité de notre relation au milieu, elle en est la plus directe expression, son plus prégnant langage. Cet écureuil semble épris, grisé, il est saisi par la rencontre olfactive. C’est peut-être ce qui faisait dire à Colette, grande observatrice de la nature, à la fin de sa vie : « tu sais, il y a un seul être »…

    Ces images nous montrent les répercussions que peut avoir cette motricité spécifique aux sens. Je vous propose d’en souligner deux en particulier :

    • Nous remarquons un auto-allongement de la colonne vertébrale dans la photo de la personne au chocolat et chez l’écureuil : Hubert Godard considère que l’ouverture aux flux sensoriels est la seule manière d’activer naturellement et durablement les stabilisateurs profonds que sont les muscles multifidii, transversus et longus colli. Pour lui, la construction de la stabilisation profonde (la ligne centrale), se joue aux points de contact avec le milieu et dans la qualité de ceux-ci et non dans une volonté musculaire par une commande alpha-corticale. Ces modes de stabilisation des lombaires à travers l’activation des multifidii et transversus, sont au cœur des processus fondamentaux que sont la respiration et la marche : le diaphragme et le psoas ayant des insertions communes sur les lombaires.
    • Nous laisser aller à cette ouverture aux fragrances, stimule notre oreille interne, notre tête est alors parfaitement placée. Pour Hubert Godard — et cette pensée est cruciale pour les praticiens en Rolfing —, tout positionnement intentionnel de la tête est une erreur. Le positionnement de la tête résulte d’une dynamique de captation des flux du milieu. Si vous êtes ouverts à la captation la plus optimale des flux, et bien, ne cherchez plus : votre tête est bien au meilleur endroit possible.

    Il est important de rappeler que toute opération sensorielle ne peut exister sans la question préalable de l’orientation qui situe l’origine et la direction des flux si nécessaire à la défense de notre intégrité. D’où l’intrication du schéma postural et du sensible avec l’activité vestibulaire et la gravité.

    C’est tout le chapitre que nous laissons de côté aujourd’hui, mais il est indissociable.

    Certaines personnes qui souffrent d’anosmie, nous le voyons particulièrement avec le Covid, gagnent à aborder le retour olfactif par la fonction haptique.

    Enfant, adolescent, nous mettons en place des filtres pour canaliser, favoriser ou éviter certains flux, ce qui est tout à fait utile, nécessaire et même vital ! La création de ces filtres est tissée, teintée de notre histoire, notre culture, notre éducation. Le problème apparaît lorsque ces derniers ne sont plus adaptés à la situation que nous sommes en train de vivre. Et les humains sont les champions pour cela, nous n’avons même plus conscience de ces filtres. Or, ils peuplent, façonnent et hantent nos habitudes motrices qui en dépendent. En plus de ces filtres vont s’ajouter les miroirs de nos projections, avec leur tendance à figer les images, et le tour est joué !

    Je vous propose maintenant une photo qui illustre une motricité haptique qui concerne le tact cette fois, le toucher en ouverture.

     

     © Annabelle Venter
    L’éléphant se laisse toucher par l’arbre, il lui donne son poids, le cou s’allonge, les oreilles se déploient, sa peau se confond avec l’écorce de l’arbre. Nous pourrions dire la même chose de l’arbre sur cette image : il se laisse toucher par l’éléphant. Nous voyons alors palpiter la chair du monde dont parle Merleau Ponty, un des fidèles compagnons de pensées d’Hubert Godard.

    Et puis, dans l’image suivante, c’est le mouvement inverse : une fonction haptique de défense face à la rivière, la profondeur de l’eau pouvant représenter un danger.

     

     

    © Jonny Lindner
    Nous voyons un éléphanteau avec le cou et les oreilles rétractés, les yeux restent ouverts avec une vision focale, le poids demeure prudemment ancré sur la pierre ; cela nous fait ressentir que le rapport d’intimité se trouve sur l’arrière train de l’éléphanteau, là où il demeure ancré sur le sol et en lien avec la trompe de l’éléphant adulte qui l’encourage : c’est une motricité de retrait ou de vigilance tellement naturel.

    Hubert Godard insiste dans sa clinique sur la notion de durée et de répétition des défenses haptiques alors que le danger a disparu. Ces répétitions nous façonnent, comme l’eau qui file toujours au même endroit creuse la pierre, et cela finit par modeler un visage, une attitude, une démarche. Toutes ces cristallisations, avec le temps, façonnent une posture. Nous retrouvons ici l’idée de covariance entre schéma postural, sensation et imaginaire d’où le terme d’attitude posturale. Heureusement, il est possible par différents accès de modifier et multiplier l’inclinaison des miroirs qui nous donnent ainsi à voir autre chose. Nous pouvons aussi modifier la trame des tamis que représentent les filtres. Ces bifurcations sont au cœur de la pratique clinique d’Hubert Godard. C’est un acte créatif durant une séance qui permet un renouvellement de notre rapport au milieu, avec la mise en route de l’imaginaire qui ouvre ainsi à de nouvelles représentations.

    Je vous propose d’écouter Sergiu Celibidache, le chef d’orchestre, qui nous parle de ce moment créatif, pur ravissement, qu’il a partagé avec la dame qui l’interviewe.

    Celibidache nous parle des filtres, il évoque les freins, le passé, ou l’anticipation qui empêchent la plénitude de l’expérience musicale. Il donne à voir à travers sa gestuelle et son attitude posturale, un potentiel haptique qui se déploie au cœur du phénomène. Beaucoup d’artistes invoquent ce rapport au réel. L’accueil absolu du monde qui en résulte nous fait sentir le bonheur d’être présent, sans passé et sans futur. Il arrive que cet accueil du paysage s’étende soudainement à tous les sens et nous irradie d’un inoubliable ravissement, c’est ce que semble vivre l’écureuil, et le personnage de Lucien avec le bouquet de tulipe dans le livre Une respiration. Ce qui rend notre travail passionnant en nous faisant témoins de celles et ceux que nous accompagnons.

    Notre promenade se termine sur un très court extrait vidéo, nous y voyons un bébé baigné dans une enveloppe sonore, provoqué ici par un bol tibétain que sa mère fait chanter.

    Les organes otolithes sont magnifiquement stimulés par la recherche de la source. Le bébé change alors de regard, il passe d’un regard focal à un regard périphérique1, ce qui augmente encore l’appui vestibulaire comme système d’orientation. Magnifique suspension de sa tête: il irradie de son autonomie gravitaire.

    Ce court extrait nous permet de mettre une image sur le lien entre attitude et sensation dont nous parlions au tout début. Je termine avec cette phrase d’Hubert Godard à propos du lien entre schéma postural, fonction haptique et imaginaire: Cet ensemble est un prélude à la respiration, notre respiration qui rassemble en elle-même tous les ingrédients de notre signature gestuelle et de l’intimité de notre rapport au milieu.

    1. Une étude des modalités de ces deux regards vous est proposée dans le texte fonction haptique et regards chez Hubert Godard. (Claudia Righini, février 2021).
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