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    NDD#83 – TikTok : pratiques de danse et jeux d’image

    Par Aurélie Chêne

    Les « danses TikTok » sont devenues un véritable phénomène de société. Sur le célèbre réseau social, jeunes, ados et adultes se mettent en scène dans des vidéos danse en tous genres. Quelles formes prennent ces pratiques ? Que donnent-elles à voir ? Analyse inédite d’images et de corps en mouvement.

    À partir de l’étude de vidéos de danses circulant sur l’application mobile TikTok, nous souhaitons questionner les liens entre l’image, la mise en scène des corps et la fabrication d’un cadre de perception. Inspirée de la proposition faite par le philosophe et sociologue Georg Simmel selon laquelle les configurations esthétiques sont intriquées à des constructions du social, cette réflexion vise à appréhender ces images comme des révélateurs d’une culture visuelle qui contribue à façonner une représentation de la danse. Si les différences d’âge ou de sexe peuvent exister chez les usagers, notre parti pris est de décrire le dispositif de visualisation mis en place par ces vidéos. Dans une perspective anthropologique, il s’agit de se demander comment ce style d’image produit une manière spécifique de montrer les corps en mouvements, l’objectif étant de révéler le type de relation ainsi instaurée à la danse.

    Dans une vidéo, une jeune femme placée devant la caméra effectue une danse. Elle nous apparaît de face, légèrement en contre-plongée, le regard porté vers l’objectif. Le bas de son corps est absent du champ de vision. Les bras, la tête, le buste, le bassin bougent selon un mouvement proche d’une ondulation. C’est au rythme de cet ondoiement, ajusté à un type de musique semblant emprunter à la fois au hip-hop, à la pop et à l’électro, que la jeune femme se rapproche et s’éloigne de la caméra. Ce qui nous apparaît est une image qui montre une scène où se déploie une pratique de danse. C’est ainsi que l’on peut appréhender cette activité : comme une mise en scène, via la technique vidéo, de mouvements corporels. Comme une mise en image de la danse et des corps dansants.

    Immersion dans l’image

    Ces productions visuelles proposent de suivre les mouvements et chorégraphies filmés, incitant le « visualisateur » 1 à positionner son regard au plus près des actions qui se déroulent dans l’image. Le principe de captation filmique invite à focaliser son attention sur les gestualités en cours de formation, ce qui suscite une posture de visualisation singulière : tout se passe comme si nous étions projetés dans la scène de danse. à cette impression de « réel » se combine celle d’un « direct » induit par un mode de cadrage particulièrement fixe qui concourt à donner un sentiment d’immersion : tout se passe comme si nous étions propulsés au cœur des enchaînements dansés. L’immuabilité de la prise de vue participe également à donner la sensation d’être lié, par le biais du regard, aux rythmes et oscillations des mouvements ainsi présentés. Enfin, la manière dont ce type de production visuelle montre les danses pratiquées est indissociable d’un jeu de transparence que suscite un procédé proche du montage invisible 2. Par un principe de continuité filmique aussi bien que par l’absence de découpage a priori, les vidéos produisent des effets de fluidité qui assurent la transmission des danses via un écoulement ininterrompu de mouvements et de rythmes. Les recours au plan unique et au cadre stable contribuent à la mise en place d’une forme filmique qui tend à assembler au sein d’une même image les variations des gestes et les oscillations dansées. Ainsi montées, ces vidéos incitent à inclure le flux visuel et gestuel dans l’appréhension des danses présentées et, ce faisant, à s’engager dans un jeu de visualisation spatial et temporel.

    Entre apparition et disparition

    Les premières secondes de la séquence de cette vidéo nous donnent à voir une jeune femme qui, après avoir activé le bouton d’enregistrement de la caméra posée à mi-hauteur, détache son chignon d’un geste assuré et rapide. Les mouvements de sa tête qui se penche, de ses mains frôlant quelques boucles, de son buste qui se décale sur le côté et de ses bras qui s’agitent s’enchaînent de façon vertigineuse. Alors que nous observons une parole inaudible se dessiner sur sa bouche, nous sommes surpris par l’irruption d’une gestuelle particulièrement dynamique contrastant fortement avec la continuité de la cadence sonore. Mais le regard n’a pas le temps de se focaliser sur l’observation de ce balancement énergique des bras, du bassin et des cuisses car, déjà, une autre posture du corps se met en place. Plus hésitante, l’attitude dansée se manifeste sur une très courte durée : à peine avons-nous repéré le mouvement d’une ondulation du buste que la jeune femme opère un déplacement décalant brusquement le haut du corps sur le côté. La tête se détourne de la caméra, les cheveux tournoient, le rythme dansant semble se ralentir ; celui propre à la musique reste constant et cette modération du tempo accentue davantage encore le sentiment de surprise quand, soudainement, le visage de la jeune femme se retrouve à nouveau devant l’objectif de la caméra. Cette fois-ci, il se donne à voir de manière partielle, les yeux, le front et une partie de la bouche étant légèrement dissimulés par quelques boucles de cheveux. La cadence est intense. Une main qui se déplace, se place explicitement et se retire subrepticement en différentes parties du corps – le ventre, l’entrejambe, la poitrine, le postérieur – trouble le regard : celui-ci est instantanément suspendu par l’arrivée d’un geste qui situe la vision à l’interface d’un montré et d’un caché. Ce type de traitement filmique implique des variations dans le mode de voir, ce qui n’est pas sans effet sur la manière d’appréhender la danse. Il s’agit de visualiser celle-ci à travers un jeu de contraste qui impulse un mouvement complexe entre ce qui se montre et se cache selon une temporalité qui peut donner une impression de simultanéité. C’est plus précisément dans un jeu de rythme que semblent se donner à être vus les mouvements corporels. En somme, ces vidéos instaurent un cadre de perception qui entraîne une manière de voir les danses dans la pulsation induite par les oscillations et les mouvements opérés ; c’est-à-dire dans un « entre-deux » 3 tendant alors à estomper les frontières entre le temps de l’apparition d’un geste et celui de sa disparition au profit d’une mise en intrication.

    Quel mode de représentation de la danse ?

    Dès lors, que voit-on ? Quel geste est rendu présent au regard à travers la mise en image de ses scansions ? En associant dans notre champ de vision les variabilités (les à-coups) au déroulé de mouvements chorégraphiques, ces vidéos offrent une manière de représenter la danse qui semble jouer des effets de rupture et de continuité gestuelle. Emporté par le rythme et le flux des mouvements, le visualisateur joue le jeu de ces images faites de mobilités successives et opère à sa manière une représentation des danses. Une configuration aussi mouvementée n’ordonnance pas et ne hiérarchise pas les gestes « à voir ». C’est davantage une invitation à faire l’expérience de voir et de ne pas voir, d’entrevoir ou de penser avoir vu tel geste à laquelle convoquent ces vidéos. De la sorte, la danse se présente à la fois sous la forme de la permanence et de la fugacité : selon une forme suffisamment matérielle pour donner une impression de réel et suffisamment évanescente pour offrir au visualisateur une brèche propice à un imaginaire perceptif. Ces vidéos ne proposent pas une représentation stable et figée de la danse. Elles semblent mettre en scène, par l’intermédiaire de l’image, une intrication entre la présence et l’absence du geste. Elles peuvent également occasionner un flottement du regard, le visualisateur étant susceptible de faire l’expérience d’une image qui paraît présenter le geste, par le biais de variations, dans une configuration où se joue un rapport ténu entre le visible et l’invisible 4.

    Les mises en scène des corps dansants : cadre et hors cadre

    Une vidéo montre un jeune homme danser selon un mode de cadrage proche du plan cinématographique dit rapproché. Nous pouvons voir son torse dénudé, les muscles saillants de son buste, ses bras, ses mains qui se meuvent sur une chanson aux accents RnB. En revanche, le bas du corps du jeune homme est maintenu hors champ par un cadrage qui découpe l’image de manière franche à mi-hauteur du ventre. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’être amené à plonger visuellement au plus près des oscillations du torse dévêtu de ce danseur dont nous sommes simultanément maintenus à distance par la matérialité d’un cadrage qui opère comme un bord, une limite. Entre proximité et distance visuelle, c’est aussi la façon dont les corps dansants se présentent au regard qui retient notre attention. L’instauration d’une coupure associée au recours à un mode de cadrage de l’image proche du gros plan est à l’œuvre dans une autre vidéo qui montre uniquement l’ondoiement d’un ventre : cette hyper-focalisation sur une seule partie du corps d’une personne dont on ignore le visage incite à placer le regard au cœur d’un dispositif visuel qui produit une représentation détaillée et partielle des mouvements effectués. Détails saisissants et absence de point de vue d’ensemble rythment ainsi les mises en scène des corps dansants, qui, lorsqu’il est possible de les appréhender de plan pied, se présentent aussi sur un mode proche du parcellaire et du fragmentaire. En effet, conjointement à l’analyse des cadres configurant visuellement ces images, il faut prendre en compte la construction temporelle qui les caractérise.

    La première séquence d’une vidéo réalisée selon un mode de cadrage permettant d’avoir une vue d’ensemble débute sur les mouvements opérés par une femme qui danse dans la rue. à peine avons-nous appuyé sur le bouton pour déclencher l’image que nous sommes placés en situation de « prendre en cours de route » une chorégraphie déjà entamée. Nous sommes conduits à voir la posture dans laquelle se trouve la danseuse au moment où l’enregistrement a été lancé : en pleine action, le buste légèrement fléchi en avant, une jambe levée, les bras écartés. Quelles gestualités effectuait-elle juste avant le début de la capture filmique ? Les mouvements s’enchaînent sous nos yeux. Soudain, la séquence filmée prend fin de façon aussi abrupte qu’elle a commencé : le geste en cours de réalisation est suspendu par l’arrêt de l’image. Quels mouvements sont exécutés ensuite ? La coupure, tout comme l’interruption et la suspension semblent être des procédés caractéristiques des mises en scène des situations dansantes dans les vidéos diffusées sur TikTok. Coupure brusque, coupe franche, autant d’éléments révélateurs du montage de ce type d’image qui instaure au sein de la représentation un jeu de temporalités : suspension d’un geste en effectuation, courte captation d’une accélération gestuelle, focus continu sur le déploiement d’une chorégraphie, arrêt net de l’enregistrement au milieu d’un mouvement, etc. Aux ralentissements, accélérations, précipitations et lenteurs qui scandent les mouvements dansés se superpose la construction temporelle du dispositif opérant par des effets de coupe. On assiste alors à une représentation des gestualités et des attitudes qui semble être travaillée par l’entremêlement de rythmes et de contre-rythmes différenciés. La fabrication de ces images introduit à un mode de perception des corps dansants configuré par des temporalités multiples (se rajoutent également le tempo sonore et la durée particulièrement courte des séquences).

    Des chorégraphies décalées

    Les variations des cadences gestuelles et les fractionnements des techniques filmiques participent à instaurer des effets de décalage dans le champ visuel. Une vidéo montrant trois personnes exécuter  une chorégraphie est particulièrement révélatrice de la manière dont ces images sont associées à un jeu de scansion qui introduit dans la représentation une logique de décentrement ainsi qu’une discontinuité visuelle. Dès le début de la séquence, nous voyons un homme et une femme de face, tandis que la deuxième danseuse apparaît de dos. Chacun danse à sa façon sur un remix particulièrement ralenti de la chanson « Alors on danse » de Stromae. Nous suivons les mouvements du danseur, ceux que nous pouvons percevoir de la femme placée dos à la caméra et les allées et venues de la danseuse située sur la droite, qui, au bout de quelques secondes, s’installe au plus près de l’objectif. Elle apparaît maintenant au premier plan de l’image. Ses actions s’amplifient, ses gestes s’accélèrent et, en un déplacement, la chorégraphie se poursuit en partie en dehors du cadre de l’objectif. Cela se passe très vite, ce décentrement ne dure pas, la danseuse est à nouveau au cœur du plan filmé. Des gestes qui précipitent la chorégraphie « hors cadre », des cadrages qui décalent des actions et ce, dans une oscillation permanente de lenteur et vitesse : nous sommes menés à voir les mouvements corporels et les figures réalisés à partir d’un jeu spatial et temporel qui introduit des coupures et des écarts dans l’enchaînement dansé.

    La caractéristique de ces vidéos serait de donner à voir les danses dans le moment de leur formation et de mobiliser le regard dans une forme de visionnage marquée par les scansions, les variations des mouvements. Il faut alors souligner le rôle primordial du regard, à la fois situé dans un rapport à l’image et dans une relation mouvementée, voire rythmée, aux danses montrées. Convoqué dans le jeu des images, le regard joue aussi avec elles. En effet, à travers un mode de visualisation fondé sur l’appréhension temporelle et spatiale des danses, se dessine la mise en place d’un rapport sensible à celles-ci nous conduisant à penser qu’au-delà de ce qui est vu, non vu ou aperçu, se manifeste une activité imaginaire qui donne aux danses ainsi présentées des aspects singuliers, inattendus et tout autant insoupçonnés qu’insaisissables. •

    1. Le choix de ce mot s’inspire de la réflexion menée par Patrick Baudry sur le régime des images contemporaines, dans son ouvrage L’addiction à l’image pornographique, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2015, pp. 46 et 123.
    2. Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2017, p. 114. L’auteur montre comment ce procédé cinématographique consiste à créer de la fluidité et à faire en sorte que les transitions passent inaperçues.
    3. Nous nous référons au concept d’entre-deux développé par Daniel Sibony dans son ouvrage Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Éditions du Seuil, 1991.
    4. L’approche phénoménologique développée par Maurice Merleau-Ponty dans l’ouvrage Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, permet d’appréhender la dialectique visible / invisible sur le mode de l’entrelacement.
    Aurélie Chêne est maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Jean Monnet Saint-Etienne et chercheur au laboratoire ELICO de l’Université de Lyon. Elle travaille sur les questions du corps, du territoire et de l’image. Ses recherches portent également sur les imaginaires liés à la ville et à l’urbain en s’inspirant de travaux et de méthodes issus de l’anthropologie de la communication et de la sociologie compréhensive.
    Bibliographie : AMIEL Vincent, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2017 / BAUDRY Patrick, L’addiction à l’image pornographique, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2015 / GUELTON Bernard (dir.), Les figures de l’immersion, Rennes, PUR, 2014 / MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964 / SIBONY Daniel, Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Éditions du Seuil, 1991 / SIMMEL Georg, Sociologie et épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 1981
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