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    NDD#89 – Culture du clubbing : rituel et résistance

    Andrea Zardi

    La dimension rituelle de la danse a fait l’objet de nombreuses discussions au sein d’une vaste littérature scientifique (en anthropologie, en études théâtrales, en études de la performance), mais nous nous intéresserons ici à la ritualité du clubbing, compris­ comme un processus qui va de la préparation (soin apporté à l’apparence physique) à l’entrée dans l’espace avec sa sociabilité, puis à l’espace propre à la danse 1 et, enfin, au retour à la vie quotidienne.

    Ici, la création de sens, du point de vue physique et émotionnel, naît de la présence conjuguée des corps dans un espace donné et, comme l’a écrit Gordon Jackson, d’un « processus graduel d’intensification sociale et sensuelle ; cela se produit de façon ascendante à travers l’enivrement, la danse, la musique, etc. ; les personnes présentes créent le corps de la fête, et l’esprit de la fête émane à son tour de ce corps 2. » Dans la boîte de nuit, les personnes découvrent un sentiment d’appartenance au monde et font l’expérience d’une autre manière d’habiter celui-ci, hors des dynamiques de la consommation et de la sociabilité politique acceptable. Ils expérimentent à nouveaux frais l’expérience même de la communauté. La dimension dionysiaque les place en dehors de la société capitaliste, selon la définition de Victor Turner à propos de l’anti-structure : « la dissolution de la structure sociale normative, avec ses ensembles de rôles prescrits, ses statuts, ses droits et devoirs juridiques 3 ».

    Une expérience cathartique

    À certains égards, l’espace du clubbing s’apparente beaucoup à la performance théâtrale, notamment parce qu’il est fondé sur la « suspension de l’incrédulité 4 » pensée par Samuel Coleridge. Le clubbing propose une expérience tant physique qu’émotionnelle en produisant une altération dans la logique de la pratique et dans le regard que l’individu pose sur son propre monde. À travers l’expérience cathartique du rituel, ce dernier se purifie des dynamiques de la société dans laquelle il vit au quotidien. Ces expériences possèdent « leur propre logique sensuelle : elles sont à la fois ressenties comme intenses et signifiantes tout en demeurant légères et divertissantes 5 ». On peut retracer l’origine de la culture du clubbing jusque dans les nombreux cercles artistiques de la fin du xixe siècle à Londres et à Paris. La ville n’est alors pas un lieu de consommation, mais un espace qui propose une nouvelle conception de la communauté 6. Ce processus influe également sur la consommation collective de substances psychoactives dans divers endroits comme les ballrooms, les dancings, les boîtes de nuit, mais aussi les rave parties, où l’on peut danser au son de la musique électronique.

    Un espace égalitaire et démocratique

    La culture du clubbing se développe tout au long des années 1920, en même temps que la circulation des substances psychotropes et de diverses drogues s’intensifie — d’abord l’opium et le haschisch, auxquels s’ajoutent ensuite des substances pharmaceutiques utilisées pour leurs qualités thérapeutiques — jusqu’aux mouvements de contestation des années 1960 et la création de multiples espaces nouveaux dédiés à la fête. Les sous-cultures de la jeunesse de l’époque encouragent le développement de lieux de rassemblement et en modifient profondément la nature ainsi que les caractéristiques. La collectivisation de l’espace et la redécouverte de l’idée de communauté poussent à la création d’espaces de regroupements sociaux bien plus démocratiques. La mise en place de ces lieux va de pair avec des revendications telles que celles formulées par le mouvement de l’Internationale Situationniste 7. Henri Lefebvre, en particulier, s’oppose à l’idée de la ville fondée sur l’urbanisme bourgeois et aspire au contraire à redécouvrir la dimension ludique de l’existence à travers le plaisir. Dans le même temps, la révolution sexuelle propose de s’émanciper des contraintes qui limitent le désir érotique en le réduisant à la reproduction monogame afin de conserver le modèle familial traditionnel. Avec les émeutes de Stonewall 8 des 28 et 29 juin 1969 à New York, les personnes LGBTQ + commencent à se rassembler et à former des communautés ainsi que des groupements politiques à l’avant-garde, qui se battent pour leur reconnaissance et leurs droits et qui combattent les discriminations systémiques dans la société. Des groupes comme le Gay Liberation Front (« Front de libération homosexuelle ») ou la Gay Activist Alliance (« Alliance des militants gay »), ainsi que de célèbres militants politiques comme Mario Mieli 9 et Guy Hocquenghem 10 critiquent le système hétéropatriarcal et le conditionnement répressif qui n’autorise qu’une sexualité binaire, en promouvant un modèle plus fluide et polymorphe. Dans la parenthèse entre les émeutes de Stonewall – puis la révolte des jeunes de manière générale – et la tragique épidémie de VIH/Sida qui se propage dans les années 1980, la discothèque devient un espace dans lequel il n’existe aucune sorte de division. Elle tend à créer une dimension démocratique, égalitaire et interculturelle, différente par conséquent de la réalité sociale, et dans laquelle les corps des femmes, des personnes LGBTQ + mais plus généralement des personnes noires, afro-américaines, latino ou asiatiques ne seraient ni assujettis ni forcés d’endosser un rôle social particulier. Il s’agit là de corps qui sont « exclus » du discours ordinaire : « Le corps des exclus du discours, […] est un corps parlant et inécouté qui a pour caractéristique centrale de chercher à réduire la séparation, car elle n’est pour lui que source de fragilité et jamais instrument de pouvoir 11. »

    Initialement, le fait d’aller danser dans des clubs est lié à un certain attrait pour le groupe (des ballrooms où l’on trouve divers styles de danse comme le jive, le boogie-woogie, le twist, le rock’n’roll) mais avec la poussée de la musique électronique et particulièrement en Europe, des formes de danse plus individuelles, décorrélées de la présence ou non d’un partenaire, commencent à se diffuser. La multiplication des rave parties fait de la danse « un facteur majeur de grands changements de société, notamment en ce qui concerne les mœurs sexuelles et l’usage de drogues 12 ».

    Vers de nouvelles formes

    On peut nommer ici certains aspects du corps dansant au sein de la culture du clubbing : les changements dans la relation entre mouvement et musique et la répétition compulsive lorsque le corps entre dans un état de transe, compris comme un état de conscience altérée par une boucle de stimuli, qui tend vers une expérience affective ou inconsciente ; l’improvisation, fondée non pas sur une technique consolidée par de l’entraînement, mais par une symbiose totale avec le rythme et la puissance du son ; la suspension du temps productif ; l’importance de l’espace et de son architecture ; les attributs esthétiques et performatifs d’un corps qui se place en opposition à la normativité sociale. Tous ces aspects jouent un rôle décisif dans la production de nouvelles formes de danse comme le voguing et représentent une source d’inspiration pour de nombreux danseurs et chorégraphes dans la recherche de champs dramaturgiques comme de procédés chorégraphiques inédits. •

    Texte issu de : Andrea Zardi, « Le clubbing comme rituel : une frange subversive au sein des pratiques sociales », in Laura Fléty (dir.), Danses et rituels, Centre national de la danse, Pantin, 2023. Trad. Anna Kessler. Nous remercions le CND pour son aimable autorisation.
    Andrea Zardi est docteur en humanités et arts de la scène et chercheur associé à l’université de Bologne. Il a créé, en 2018, la compagnie ZA/DanceWorks.

    1 « Le flot ininterrompu de mouvements, de sensations, d’émotions et de pensées n’est pas seulement déterminé par le pouvoir d’évocation de la musique, mais il est le résultat d’une concaténation complexe de musique, de lumières, de corps, de chaleur et de drogues » (Enrico Petrilli, Notti tossiche : socialità, droghe e musica elettronica per resistere attraverso il piacere, Milan : Meltemi, 2020, p. 180).
    2 Philip Gordon Jackson, « Sensual Culture : The Socio-Sensual Practices of Clubbing », thèse de doctorat, University College of London, 2001, p. 197.
    3 Victor Turner, « Liminal to Liminoid, in Play, Flow, and Ritual : An Essay in Comparative Symbology », Rice Institute Pamphlet-Rice University Studies, vol. 60, no 3, 1974, p. 60.
    4 Il s’agit d’accepter temporairement de croire à des événements ou à des personnages qui seraient d’ordinaire jugés invraisemblables. Cela permet ainsi au public d’apprécier des œuvres de littérature ou de théâtre qui explorent des idées inhabituelles. L’expression « suspension de l’incrédulité » a été forgée par Samuel Taylor Coleridge en 1817 d’après la pensée d’Aristote concernant les principes du théâtre, en vertu desquels le public ignore sciemment l’irréalité de la fiction afin de faire l’expérience d’une catharsis.
    5 Philip Gordon Jackson, « Sensual Culture… », op. cit., p. 160.
    6 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris : Gallimard, 1992 [1967].
    7 L’Internationale Situationniste (IS) est un mouvement philosophique et artistique fondé à la fin des années 1950 par Guy Debord, Raoul Vaneigem et Giuseppe Pinot-Gallizio : ce courant est né d’une critique de la société capitaliste et de l’industrie culturelle de l’époque, proposant « la déconstruction des valeurs bourgeoises, tenues pour but ultime de l’avant-garde culturelle » (Tom McDonough (dir.), Guy Debord and the Situationist International, Cambridge : MIT Press, 2004, p. X). L’IS ne se bat pas pour une destruction de la société capitaliste mais pour réinsuffler force et vie dans les formes esthétiques de la tradition et donner aux mécanismes culturels existants une vitalité nouvelle.
    8 Série de manifestations spontanément déclenchées par des membres de la communauté LGBT en réponse à un raid de police, qui a commencé aux premières heures du 28 juin 1969 au Stonewall Inn, dans Greenwich Village.
    9 Mario Mieli, Elementi di critica omosessuale, Turin : Einaudi, 1978.
    10 Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel, Paris : Éditions universitaires, 1972, et « To Destroy Sexuality », in François Peraldi (dir.), Polysexuality, Cambridge-Londres : MIT Press, 1981, p. 260-264.
    11 Anonyme, « Écographie d’une puissance », Tiqqun : organe de liaison au sein du Parti imaginaire, vol. 2, 2001, p. 206.
    12 Bryan S. Turner, « Introduction – Bodily Performance : On Aura and Reproducibility », Body and Society, vol. 11, no 4, 2005, p. 11.
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