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  • Nouvelles de danse

    NDD#88 Parade, une partition en revue

    Blank Plancard – Anne Halprin © Tamalpa Institute

    Par Louis Combeaud

    La parade est peut-être l’une des formes les plus anciennes du danser ensemble. Pourtant, cette forme existe encore aujourd’hui et est même plus actuelle que jamais. Que ce soit dans la parade de cirque, le défilé de mode ou militaire, ou encore l’idée de cérémonie, nous retrouvons tous les éléments d’un rituel. Or, quoi de plus ancien et de plus culturel dans nos habitus d’humains que le rituel ?

    Celui-ci a pour but d’assurer une transformation du réel par l’accomplissement de certaines actions dans le temps et dans l’espace. Le rite vise à rendre l’invisible visible, une opération qui est bien l’apanage de l’art de la danse. Nous pourrions donc penser qu’il s’agit de la plus ancienne partition chorégraphique.

    La parade, un rituel pour dépasser le réel

    Les premières traces de parades remontent aux tragédies grecques et celles-ci avaient lieux lors de célébrations du dieu Dionysos. L’origine est religieuse et depuis l’Antiquité la parade fait partie des actions rituelles visant une ouverture du monde physique au monde métaphysique. Le mot parade vient du grec « parodos », qui signifie l’entrée. C’est la première des danses de chœur qui encadrent le déroulé très ritualisé de la tragédie. Ces danses ont pour rôle d’incarner la souffrance d’un personnage malmené par le destin. La République romaine va s’emparer de ces danses tout en marquant une rupture avec l’esthétique promue par la démocratie grecque. La parade deviendra pompe. Le changement initié par les Romains va permettre à la fois d’annoncer par des danses les jeux aux citoyens, mais également de donner à voir la structure de la société et sa puissance militaire. Aujourd’hui la parade existe toujours, que ce soit sous forme de défilé militaire, de manifestations, de marches silencieuses. C’est un rituel qui nous cheville au corps. Car en nous fédérant, il nous permet de porter une voix unique, de défendre une identité ou de livrer un message. Et ce message est toujours conduit par le même rite. Un parcours, un espace-temps, une multitude qui regarde une même direction en voulant, par la force d’être ensemble, provoquer le changement. La danse moderne et contemporaine s’est évidemment emparée de cette force. Une puissance expressive immense car reconnaissable et admise de tous. La parade fait, en effet, partie des formes chorégraphiques qui animent notre civilisation et parcourt quasiment toute les cultures.

    Une parade d’avant-garde au cœur d’une œuvre d’art totale

    Deux exemples notables ont façonné l’histoire de la danse. Il s’agit de Parade (1917), de Cocteau, Satie, Picasso et Massine, et Parades and Changes (1965), d’Anna Halprin. Parade est un ballet porté par les Ballets russes et son imprésario de génie Serge de Diaghilev. C’est Jean Cocteau qui proposera l’argument d’un ballet « réaliste » à ce dernier. Et pour être certain d’attirer son attention, il offrira de s’associer à Erik Satie, Picasso et Apollinaire. Léonide Massine sera choisi pour chorégraphier cette œuvre d’avant-garde et ce sera le théâtre du Châtelet qui révèlera la première de ce ballet le 18 mai 1917. Parade est un quiproquo qui annonce un spectacle qui n’aura pas lieu. Le public s’assoit devant une œuvre monumentale de Picasso. Un rideau qui s’ouvre sur une scène fictive de saltimbanques. Les personnages, au nombre de sept comme dans le spectacle à venir, sont dépeints dans leur repas avant de rentrer en scène. Les spectateurs sont donc face à une mise en abîme. Ils vont assister au spectacle dans le spectacle. Une fois ouvert, le fond de scène, également peint par Picasso, offre une vue urbaine en projection cubiste qui donne l’impression de lier le temps et l’espace sur une dimension plane. Ce fond est peut-être ce qui allie le mieux l’école cubiste et futuriste. Mais l’innovation est aussi dans la partition chorégraphique et musicale. Les costumes entravent le geste et forcent le chorégraphe Léonide Massine à forger une danse où l’accident devient la norme. Plus angulaire et géométrique, la danse s’aventure pour l’une des premières fois dans l’abstraction. Cette abstraction, il l’opposera à un personnage qui empruntera sa gestuelle pantomime aux films muets de l’époque ; c’est ainsi que le geste du quotidien s’invite dans la partition chorégraphique. La musique, elle aussi, voit son substrat interrogé. Le son, sous l’écriture de Satie, se tisse dans la composition et vient perturber l’onirisme par l’irruption du réel. Ainsi, cette Parade est d’une avant-garde hors norme et préfigurera les concepts matriciels de la danse post-moderne.

    La parade fabrique la danse tout en l’interrogeant

    Anna Halprin (1920-2021), chorégraphe de Parades and Changes, est d’ailleurs considérée comme la pionnière de la danse post-moderne américaine. C’est par son truchement que la parade fera histoire dans la danse une nouvelle fois. Davantage essentialisée, la parade se met désormais au service de l’humain pour le révéler dans sa plus grande simplicité. On utilise des cartes pour tirer au sort et combiner une partition mettant en jeu l’environnement de la danse, le nombre de participants, la durée de l’action, les médias visuels ou auditifs mais aussi les types de mouvements. Anna Halprin reprend l’utilisation de l’aléa expérimenté pour la première fois par Merce Cunningham, en 1951, dans 16 danses pour soliste et compagnie de trois. Mais sa révolution sera de combiner la spontanéité du hasard à la « task » pour générer une danse fondamentalement non virtuose. La « task » est une action à réaliser, une tâche à entreprendre sans autres consignes que celle-ci. Son but est de questionner la notion de performativité. On observe ici une porosité avec le monde de l’art plastique qui questionne ce qu’est être auteur d’une œuvre. Est-ce la présence ? La signature ? Le style ? Ou la présence physique de l’œuvre dans la réalité ? La « task » de Halprin donne un premier élément de réponse en mettant en avant la présence du performeur. Elle créera plusieurs partitions qui demanderont aux danseurs de combiner des actions physiques, imaginaires et/ou émotionnelles. Le danseur, tellement surchargé par la quantité et la profondeur des actions qu’il doit réaliser, n’est plus à la démonstration mais se retrouve dans le temps présent du faire. Sur toutes les reprises de la pièce les danseurs ont eu le même agenda de partitions mais la résultante est toujours différente, l’interprétation étant libre. Ainsi l’œuvre d’art n’est plus sacrée et n’est plus un objet réservé à l’élite. L’œuvre est phénoménalisante et se réinvente à chaque itération. La danse, pour Halprin, est une action qui consiste à créer du lien entre le faire du performeur et la réception du spectateur. Parades and Changes, en mettant en scène de simples marches et de simples actions, vient bouleverser le champ chorégraphique. En interrogeant à la fois le substrat de la danse, à savoir : qu’est-ce qui fait geste dansé par rapport à un geste quotidien ? Mais également en bouleversant l’idée de représentation et d’interprétation. Pas étonnant qu’elle fût l’enseignante d’une autre grande chorégraphe américaine, Yvonne Rainer (1934-), qui produira le fameux No Manifesto. Un texte s’érigeant contre les notions de spectacle, de virtuosité ou de style.

    La parade, une des partitions premières de la danse, a donc permis d’interroger cet art en le propulsant vers sa contemporanéité. En questionnant ses rivets, les chorégraphes d’aujourd’hui régénèrent encore la recherche sur les fondamentaux de leur pratique. La parade, cette forme qui permet d’altérer la norme pour la défier, invite à un rythme et à un espace disruptif. De Roof Piece de Trisha Brown (1936-2017) aux Slow Walks d’Anne Teresa de Keersmaeker (1960-), la parade évolue et provoque encore le regard du spectateur. Chez ces deux chorégraphes par exemple, la marche est également la cellule fondamentale qui génère la mise en mouvement. Appartenant au quotidien de tous, le pas sous leurs écritures se transforme subtilement pour confronter l’habituel. Ainsi, en changeant un simple paramètre, comme le plan dans Man Walking Down the Side of a Building, Brown percute notre relation à la gravité en révélant les forces dynamiques qui s’appliquent à nos corps au quotidien, sans que nous y prêtions davantage attention. De Keersmaeker, elle, altère le temps en provoquant une « marche lente » qui force à questionner notre rapport à la contemplation.Forme poétique, politique et subversive, La parade est une partition qui parcourt et participe de l’histoire de la danse. Sa simplicité est une force révélatrice qui permet de confronter ce qui fait culture en nos sociétés. •

    Après avoir étudié à P.A.R.T.S., Louis Combeaud sera interprète pour De Keersmaeker, Droulers, Kéléménis et Van den Broek. Il est en parallèle membre de l’académie jeune public de l’Opéra de Paris pour assurer une formation des publics. Il recherche une pédagogie active autour de l’histoire de la danse afin d’offrir une lecture contemporaine de la danse.
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