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    NDD#88 Les contrats nouveaux sont arrivés

    Par Isabelle Meurrens

    Comme tous les cinq ans en Fédération Wallonie-Bruxelles, le secteur de la danse redessine ses contours avec les subventions qui lui sont allouées. Le cru 2024-2028 est sorti. Observations et analyse.

    Il y a quelques mois nous apprenions la répartition des enveloppes de chaque domaine du secteur des arts vivants. C’est dans cette répartition que se jouent les orientations de politique culturelle de la ministre Bénédicte Linard. En créant de nouveaux dispositifs (improvisation et humour) et en renforçant des secteurs considérés comme prioritaires (cirque, jeune public et musiques actuelles). Fin octobre, à l’issue du conclave budgétaire, et dans un contexte financier pourtant très tendu pour la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), le cabinet annonçait un budget supplémentaire. L’enveloppe totale des arts vivants (hors musique, donc) est passée de 74,6M€ en 2023 à 89,7M€ à partir de 2024 soit une augmentation de 20%. Malheureusement, la danse est le domaine qui a le moins bénéficié de cette revalorisation (7,4 %) ; la proportion occupée par la danse au sein des arts vivants diminue, passant de 12 % à 10 % (4,8% sur l’ensemble des arts de la scène).

    Des arbitres sur une balançoire

    Ces enveloppes, à quelques remaniements près, ont donné le cadre de travail des commissions d’avis qui proposent les subventions pour chaque opérateur ayant fait une demande de contrat (contrat-programme, contrat de création, de services ou de diffusion). C’est ce double mouvement entre les budgets généraux et les choix particuliers qui vont structurer le secteur pour les années à venir. De fait, on peut donc dire que les grandes orientations sont données par les choix de la ministre en amont mais que la politique de la danse se réalise en aval en arbitrant entre les demandes particulières. On assiste donc à un arbitrage par un effet de balancier : les décisions précédentes laissent apparaître les manques qui se voient en partie compensés cinq ans plus tard. En 2018, le choix avait été fait de donner un maximum de soutien structurel aux compagnies de danse en permettant à 18 compagnies d’obtenir une aide structurelle, contre 9 auparavant. Depuis lors, l’asphyxie se situait principalement au niveau de la diffusion et des services, incapables de suivre les besoins d’un secteur en plein essor 1.

    Boost pour l’accompagnement et la diffusion

    C’est en ce sens que les décisions sur la ventilation des budgets semblent avoir été prises (voir graphique en page suivante). Ainsi, le budget alloué aux Brigittines, lieu de création jusqu’ici très faiblement doté par la FWB, connaît une très forte hausse permettant de doubler les moyens de coproduction. On assiste également à un essor de certaines structures de services, en particulier AMA, bureau de production et de diffusion, et Garage 29, incubateur pour des artistes émergents. C’est aussi un premier soutien à Get Down, agence d’accompagnement de projets artistiques, spécialisée dans les danses hip-hop.

    L’unique centre chorégraphique renforcé

    Autre fait marquant de cette édition, la décision de renforcer la position monopolistique de Charleroi danse. Pour rappel, au début des années 90, cette institution née du Plan K et des Ballets de Wallonie possédait plus de 90 % du budget de la danse. C’est pour contester ce monopole que nait le Réseau des Arts chorégraphiques (RAC) et depuis le début des années 2000, les politiques de la danse ont agi sans discontinuer pour un rééquilibrage progressif via l’augmentation des moyens dévolus aux autres opérateurs afin de tenter d’enrayer le rôle de ministère-bis que tous dénonçaient. Il semble que la décision qui vient de prendre le contrepied s’est jouée dans les négociations inter-cabinets par suite des pressions des partis politiques pour équilibrer les montants alloués à chaque province. Il n’empêche que même si l’on reconnaît la qualité du projet de Charleroi danse autant que le besoin de renforcer la présence de la danse en Wallonie, cette décision d’octroyer à un seul opérateur 47 % des moyens de la danse contre 43 % auparavant s’est faite au mépris de l’histoire et de l’équilibre du secteur de la danse.

    Les compagnies de danse

    Dans le théâtre adulte, le budget dévolu aux compagnies augmente de 80 %, annonçait la Chambre des compagnies de théâtre pour adultes (CCTA). L’enveloppe allouée aux compagnies de danse, quant à elle, diminue de 9 %. En réalité, plus qu’une coupe, il s’agit d’un effet de retard d’autres secteurs – le mouvement de balancier évoqué plus haut – : le boom des compagnies de danse soutenues structurellement avait eu lieu il y a cinq ans là où, côté théâtre, les moyens stagnaient depuis de très nombreuses années.

    Que nous disent les chiffres à propos de la parité et de la diversité des formes et des publics chères à la ministre ? Côté parité, sur les 19 compagnies soutenues, 9 sont portées par des femmes, 6 par des hommes et 4 par un duo H/F. Les moyens diffèrent peu (en moyenne 210.000 pour les hommes et 190.000 pour les femmes). Différence qui s’explique par le top trois des compagnies les mieux dotées où l’on trouve deux hommes et un duo H/F. Les compagnies qui proposent des spectacles pour le jeune public représentent 14 % du budget. Le hip-hop renforce sa reconnaissance dans le domaine de la création artistique avec deux nouveaux contrats-programmes (7,3 % du budget des compagnies) pour la compagnie de Julien Carlier et celle de Milan Emmanuel, et une nouvelle structure de service dédiée, Get Down.

    L’enveloppe des compagnies diminue de 9 % mais le montant médian augmente – c’est une bonne chose –, passant de 111 000 € à 150 000 € par compagnie. La balance entrants(2)/sortants(6) explique ce phénomène. Seul le secteur de la danse connaît un taux aussi élevé d’avis négatifs (30 %), contre 16 % pour l’ensemble du secteur des arts vivants. Deux compagnies qui émargeaient exclusivement à l’aide aux projets ponctuels vont pouvoir, dès 2024, bénéficier de contrats structurels (Tant’amati et Tumbleweed), alors que six compagnies qui disposaient d’une aide pluriannuelle ou d’un contrat-programme sortent de l’enveloppe, soit parce qu’elles se retirent volontairement (compagnie Félicette Chazerand), soit parce qu’elles émargeront au budget d’un autre secteur (compagnie de Lara Barsacq et Gaël Santisteva), soit parce qu’elles ont perdu leur subside (Cie Michèle Anne De Mey, Cie Claudio Bernardo, Cie Isabella Soupart). Outre les compagnies qui ne recevront plus d’aides structurelles, les pionniers de la danse contemporaine en Belgique subissent des coupes drastiques. À l’exception de la compagnie Thor, les compagnies dites « historiques », fortement dotées depuis longtemps, perdent plus d’un tiers de leur subside : -37 % pour la compagnie Mossoux-Bonté et -41 % pour celle de Michèle Noiret. Il y a, dans le paysage, des compagnies dont la dotation autant que le travail chorégraphique les rendent capables de porter des projets d’envergure (compagnies Thor, ZOO, Ayelen Parolin, par exemple). Cependant ces coupes auront inévitablement un impact sur l’emploi total des danseurs, autant que sur le rayonnement de la création belge à l’international, puisque ces compagnies – Michèle Noiret, Mossoux-Bonté, Michèle-Anne De Mey et celle d’Olga de Soto (-49 %) –, ont au fil du temps tissé des réseaux singuliers qui ont pu faire rayonner les créateurs au-delà de la FWB. Choix assumé du côté de la ministre qui a souhaité redessiner le paysage vers un ancrage plus local, des formes plus modestes et surtout un soutien plus affirmé à l’innovation et à l’émergence dans la danse comme dans les autres domaines. Alors, âgisme décomplexé ou nécessité de soutenir des chorégraphes émergents en grande précarité ? C’est probablement les deux et c’est précisément la question éthique que ne manquent pas de soulever ces décisions.

    Avis négatif pour le décret nouvelle gouvernance ?

    Rien n’empêche les compagnies de demander des subsides même si leurs chorégraphes atteindront l’âge minimal de la pension durant le quinquennat. Ce débat ne devrait-il pas être porté par le parlement et conjointement à celui sur la carrière des artistes (accès, reconversion, pension…) ? Les instances d’avis ne se sont-elles pas substituées au législateur en étant plus discriminante que le cadre légistique ?

    Cette question nous amène à évoquer le fonctionnement des instances d’avis et par là, le décret nouvelle gouvernance, initié par la ministre Alda Greoli. Ce décret dont l’objectif initial était de contrer les nombreux conflits d’intérêts à l’œuvre au Conseil de l’art dramatique semble avoir joué en sens inverse dans la danse. Nous n’avons pas encore de vue sur le nombre de recours et une évaluation du décret est en cours à l’administration. Nouvelles de Danse relaiera – nous l’espérons –, une analyse plus complète dans un prochain numéro.

    Pour un futur de la danse

    L’absence d’une réelle politique de la danse se ressent fortement dans le résultat des décisions. La politique par lobbying et arbitrages – qui dépasse largement les arts vivants – nous montre ici ses limites. C’est la raison pour laquelle la RAC et Contredanse ont en consultation avec le secteur réalisé un mémorandum2, afin de défendre une politique élargie de la danse. Il répertorie des éléments stratégiques et reprend 37 recommandations pour faire grandir le secteur de la danse.

    Alors que retenir de ce cru 2024 ? Hausse des moyens pour la diffusion et l’accompagnement, meilleure répartition entre les compagnies, soutien à l’émergence et à l’innovation. Mais aussi, effacement progressif des chorégraphes historiques. Qu’est-ce que cela raconte sur notre rapport à la mémoire ? L’innovation existe-t-elle sans relation à l’histoire ? Nous voilà au cœur d’un paradoxe. La disparition de la mémoire nous condamnerait-elle inévitablement à revivre le passé ? •

    1. Numéro 87 de Nouvelles de Danse
    2. Téléchargeable sur Rac.be et Contredanse.org
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