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    NDD#85 – Cartographier la danse : première étape

    Illustration réalisée par le dessinateur Juan Mendez pendant les tables rondes de la journée Mapping the dance field.

    Par Nicolas Bras

    Depuis de nombreuses années, Bruxelles s’est façonné une place de choix dans le paysage européen de la danse contemporaine. La concentration de spectacles, de formations, de lieux de ressources et de chorégraphes précurseurs en son territoire en ont fait l’une des scènes les plus enthousiasmantes. Fort bien, mais qu’en est-il de la vie – ou de la survie ? – de chacune des particules élémentaires de cet écosystème en mouvement ? Le 20 octobre, la RAC (Réseau des arts chorégraphiques) et Contredanse, en collaboration avec l’Université libre de Bruxelles, ÎLES/Artist Project et Carlotta Scioldo, spécialiste du secteur européen et flamand de la danse, avec le soutien de WBI (Wallonie-Bruxelles International), ont organisé la journée Mapping the dance field à La Bellone et au MAD-Home of Creators (Centre de la Mode et du Design). L’objectif ? Faire un état des lieux du secteur, permettre aux acteurs et actrices de la danse de se rencontrer et, surtout, de tricoter un avenir commun.

    L’enthousiasme quant au foisonnement des initiatives en Belgique est réel. Pour autant, des enjeux subsistent, à commencer par celui de se rencontrer, de se trouver et de dialoguer des forces, faiblesses et perspectives d’un secteur protéiforme, mais aussi celui de faciliter l’accès aux aides structurelles, en ce compris les aides financières. Nous avons sélectionné quelques moments de la journée de rencontre pour mettre en lumière des éléments représentatifs des différentes discussions de la journée.
    Une journée découpée en deux temps : le matin, un panel de cinq porte-parole de structures très différentes du monde de la danse en Belgique répondait en cadence à trois questions pour dresser un état des lieux polyphonique du secteur : qui sont les intervenantes ? Comment définir des conditions idéales de travail ? Et enfin, quelles sont les forces, faiblesses et perspectives du secteur ? L’après-midi s’est présentée sous la forme d’un temps de rencontre et de discussion en groupes de travail mêlant indistinctement intervenants du matin, public et organisateurs de l’événement.

    En écho à la première partie de journée, nous reprenons des éléments de réponse à la deuxième question posée au panel : « Quand avez-vous eu le sentiment de travailler dans des conditions de travail idéales ? Pouvez-vous décrire ce qui, à votre avis, rend la situation idéale ? ». Les expériences et angles d’approche fusent et se complètent. C’est riche, parfois curieux, c’est désormais sous vos yeux

    Fabienne Aucant, directrice de Charleroi danse (centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui accueille de nombreux spectacles, des festivals, des formations, de la médiation scolaire, etc.) :

    « En découvrant votre question, j’ai d’abord pensé qu’une situation idéale de travail n’existe pas. Puis assez vite, plein d’images me sont venues. La première, c’est celle d’une salle remplie de public. Image idéale et satisfaction d’une rencontre entre artiste et public. Ensuite, quand on organise une séance scolaire à La Raffinerie à Bruxelles ou aux Écuries à Charleroi et que les enfants lèvent une forêt de mains pour poser des questions à la chorégraphe, c’est aussi une situation idéale de travail. Quand, après une présentation de saison, on se retrouve chez Cassonnade, le restaurant solidaire à côté de La Raffinerie et que, de manière tout à fait improvisée, les gens qui travaillent dans l’association et les danseurs marocains présents se mettent à danser ensemble, c’est une situation idéale de travail. Quand on collabore avec le Kaaitheater pour coprésenter des spectacles à Bruxelles ou au PBA (Palais des Beaux-Arts) à Charleroi, aussi. Quand on a créé le Master Danse et pratiques chorégraphiques, avec l’INSAS (Institut national supérieur des Arts du Spectacle) et La Cambre, deux écoles supérieures en art qui n’ont pas les mêmes pédagogies, et qu’on met rapidement sur pied ce projet, c’est également une situation idéale de travail. Le quotidien est rempli de situations idéales de travail. C’est certainement parce que Charleroi danse possède des moyens humains et financiers importants. Au-delà de la question des moyens, ce qui importe c’est la liberté d’action dont on dispose, la confiance des politiques, des partenaires. Enfin, en évoquant cette petite fête improvisée chez Cassonnade, je me rends compte qu’il est essentiel de garder des marges de manœuvre, des espaces informels qui permettent à des situations idéales d’émerger. Programmer, planifier sont des actions nécessaires dans nos métiers, mais il faut aussi laisser de la place à l’innovation, à la prise de risques, à l’imprévu. »

    Sofie Joye, responsable développement et innovation dans le secteur des arts de la scène au Flanders Arts Institute / Kunstenpunt (Kunstenpunt est une structure de soutien des professionnels du domaine artistique. La structure travaille principalement dans les domaines de la musique classique, des arts plastiques et des arts de la scène) :

    « Avant tout, je pense à l’écosystème artistique de la danse depuis une perspective institutionnelle. La scène de la danse à Bruxelles est très dynamique et orientée vers l’international, c’est un privilège d’y être aujourd’hui. Cette scène a aussi une histoire d’expansion tout au long des 40 dernières années. Dans le même temps, la face cachée de cet écosystème hyper-dynamique est la grande pression que cela génère. Je repense à une phrase du State of the Union de Jan Martens, il y a deux ans au TheaterFestival : “Je ne crois pas que les arts vont parvenir à augmenter leurs moyens dans les prochaines années. La perspective d’une expansion que les Flamands ont expérimentée dans les années 80 n’existe plus.” Forcément, ça crée des conséquences directes sur la manière de travailler. Ce que je perçois d’encourageant, c’est que les acteurs et actrices du secteur artistique en général cherchent des solutions à cette situation. Je sais que Jan Martens avec GRIP, sa compagnie, met aujourd’hui en place des collaborations avec trois autres artistes. Aujourd’hui, GRIP est une organisation partagée par quatre artistes, ce qui signifie que les subsides sont partagés. C’est une modalité que je rencontre désormais souvent et qui signale un renouveau dans les manières de travailler. Ça place la solidarité au cœur de l’action pour maintenir cette atmosphère vibrante dans le secteur de la danse. C’est une des scènes les plus remarquables que j’ai vues à Bruxelles et nous devons l’entretenir. »

    Conchita Fernandez del Campo, responsable danse au Centre culturel d’Engis (Centre culturel de la commune d’Engis dans la région liégeoise) :

    « J’ai choisi d’évoquer la collaboration particulière que nous avons construite avec la compagnie t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e, tant elle met en lumière des conditions de travail qui peuvent s’avérer idéales. Au tout début, la compagnie s’est déplacée jusqu’à Engis pour démarrer une collaboration avec nous. L’équipe s’est directement rendu compte de la réalité de notre petit centre culturel décentralisé, situé dans une commune rurale, industrielle de 6 000 habitants, avec un parc où on organise un festival d’art de rue. C’est suite à ces visites que la compagnie est venue présenter des propositions. Sur certains aspects, la collaboration s’est très bien passée ; sur d’autres, nous étions à deux doigts de débrancher la prise mais nous sommes parvenus à dialoguer et à trouver des solutions communes. Ensuite, nous nous lançons dans une deuxième collaboration. À ce moment-là, nous créons des partenariats avec des prestataires de services locaux comme un transporteur routier pour la scénographie ou une aide-soignante d’Engis, par exemple. Une troisième collaboration s’organise car un lien se crée avec le Théâtre de Liège et le festival Pays de Danse. On y programme Mutantes. Trois, c’est déjà énorme pour nous. Et pourtant, on se retrouve pour une quatrième collaboration car on peut aller vers quelque chose de nouveau avec Mexico 68 : ils ont besoin de seniors et d’athlètes, à savoir des publics avec lesquels on n’avait pas encore travaillé. On entre en contact avec le Centre d’Art contemporain à La Châtaigneraie pour faire un nouveau partenariat et oui, on programme une quatrième fois t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e car la compagnie est accueillie pour six semaines de carte blanche au Centre d’Art contemporain. Étendre une collaboration sur le temps long permet de faire survenir des éléments qui rendent les situations de travail idéales. »

    Émilie Wacker, directrice adjointe de la Compagnie Thor, compagnie du chorégraphe Thierry Smits :

    « Je ne sais pas si la compagnie a déjà eu des situations idéales de travail pour créer mais nos conditions sont très bonnes et c’est déjà énorme. Nous disposons d’un espace pour travailler, de moyens pour payer les gens qui travaillent et d’un réseau pour pouvoir produire les spectacles et les diffuser. Autant d’éléments qui permettent un espace de liberté fondamentale pour l’artiste. Je pense qu’une situation idéale serait une situation dans laquelle, quand il pleut comme ça, je ne suis pas distraite en vous écoutant parce que j’imagine que les seaux dans le studio sont en train de se remplir et qu’il va falloir passer la serpillière. (ndlr : il pleut à verse au moment des réponses du panel). Pour autant, nous sommes “contrat-programmés” depuis longtemps, on a la chance d’être dans une situation économique et d’infrastructure privilégiée en Fédération Wallonie-Bruxelles. Une situation partagée par de trop rares compagnies. Pour que les conditions soient idéales, il faudrait aussi parvenir à prendre en compte un certain nombre de problématiques comme le rapport entre le travail et d’autres moments de la vie. Comment faire pour que ce soit mieux équilibré ? Être artiste et parent en même temps, par exemple. Je pense que pour être dans une situation idéale de travail, certains éléments sont liés à la compagnie, à la structure, à des éléments que l’on maîtrise ou pour lesquels on cherche à trouver des solutions ; et puis, il y a tout un écosystème qui est lié à la manière dont on est humain, adulte, dans la société dans laquelle nous vivons. »

    Anne-Lore Baeckeland, gestionnaire de projets artistiques et pédagogiques chez Danspunt (organisation qui soutient le secteur de la danse pour des amateurs en organisant des formations et des projets divers) :

    « Danspunt est assez bien subventionné. Nous travaillons pour l’instant dans des conditions idéales au niveau budget. C’est un choix posé par le politique de bien soutenir les organisations qui travaillent pour les amateurs et les jeunes professionnels. Nous sommes une organisation de seconde ligne, le plus grand défi de notre organisation est de maintenir et de renforcer notre raison d’être. Dans beaucoup d’institutions, on décide des activités à mettre en place et, ensuite, on cherche du public. Danspunt cherche à se distancier de cette logique et à installer un système plus participatif. Ma question de tous les jours est de savoir ce que veut notre public cible. Quels sont ses besoins ? Comment être une organisation “des” gens et non “pour” les gens, “des” danseurs et non “pour” les danseurs ? Comment on peut construire une société dans laquelle des danseurs en chaises roulantes ou des personnes porteuses de handicaps mentaux ont aussi la possibilité de s’insérer dans le domaine de la danse ? Mais aussi, comment on peut sauvegarder des danses traditionnelles, d’ici et d’ailleurs ? Comment motiver le secteur à travailler avec des personnes de 60 ans et plus, ou encore des personnes qui vivent avec la maladie de Parkinson ? Comment construire des ponts entre le domaine de la danse pour les amateurs et amatrices, et de la danse pour les professionnels ? En étant issue du monde de la danse contemporaine, je me demande comment on peut valoriser des styles de danse qui ne rentrent pas dans nos codes. En résumé, notre grand enjeu est de participer à la construction d’un pays de danse plus inclusif et plus varié. »

    Tables rondes

    La seconde partie de journée a été portée par une dynamique collective et c’est en sous-groupes que l’assemblée s’est organisée. Une assemblée composée de tous les participants et participantes à la première partie de la journée. Membres du panel, organisateurs et organisatrices, mais aussi le public fait de personnes actives dans le secteur. Relevons la présence importante de jeunes artistes et de structures relativement nouvelles qui cherchent encore leur place dans l’écosystème de la danse en Belgique. Chacun des groupes a pour objectif d’évaluer les forces et faiblesses du secteur et d’en imaginer des utopies.

    En écho à cet instant de partage, nous vous proposons ici une synthèse des paroles de rapporteurs et de rapporteuses : de manière assez satisfaisante, chacun des groupes va sortir avec une analyse qui se rapproche l’une de l’autre. L’expression des préoccupations prendra des tonalités variées selon la composition des groupes mais le fond demeure proche. D’abord, tous et toutes célèbrent la richesse de la création en danse sur le territoire belge. Dans certaines bouches, c’est l’incroyable créativité des chorégraphes qui est mise en avant ; dans d’autres, la densité de présence des acteurs et actrices ; quoiqu’il en soit, il est globalement reconnu que c’est un univers foisonnant. Pourtant, deux points d’accroche centraux seront identifiés : d’une part, le manque de lisibilité du secteur et, ensuite, la difficulté pour les artistes qui découvrent le paysage de la danse en Belgique d’y émerger et de s’approprier les outils de financement institutionnels.

    Chercher son chemin…

    Le public des tables rondes a globalement fait part de la difficulté à trouver son chemin dans la nuée d’initiatives, d’intervenants et de structures existantes, au point que certaines actions semblent introuvables. Où aller quand on termine ses études ? Quelle structure peut accompagner les premiers pas ? Comment être considéré par les pouvoirs subsidiants ? Au-delà du point de vue de l’artiste découvrant cet univers gigotant et parfois opaque, ce manque de lisibilité porte également préjudice aux chorégraphes et même aux associations installées. Il arrive que des structures déjà bien établies ne se connaissent que trop peu entre elles et développent des activités qui pourraient faire doublon ou rêvent d’actions qui, en fait, sont déjà portées par ailleurs. Ce déficit de clarté crée aussi une difficulté à défendre le secteur et son dynamisme auprès de sources de financement potentielles. Enfin, le dernier écueil soulevé relève de notre structure institutionnelle. Pour les artistes locaux et internationaux, la division du pays en trois régimes linguistiques et, par voie de conséquence institutionnelle, en trois lieux de subventionnement crée une couche supplémentaire de complexité dans la quête d’aides, qu’elles soient financières ou qu’elles se matérialisent sous d’autres formes.

    …Percevoir des pistes

    En réponse, les groupes formulent tous des pistes pour, au minimum, pallier les errements possibles et vécus face à ce bouillonnement. Tous se réjouissent de l’organisation de journées de rencontre comme Mapping the dance field. Ce moment a permis de situer certains acteurs auprès d’un public de professionnels pour lequel ni les visages ni les attributions à mettre derrière des noms comme la RAC, la Commission danse de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou Contredanse, par exemple, n’étaient pas clairs. Ensuite, deux pistes centrales pour éclaircir les horizons ont été évoquées, à savoir la création d’un « pack de bienvenue », un guide papier en ligne ou sous toute autre forme, qui donnerait des clés de lecture à toute personne intéressée ; l’autre piste concrète étant l’organisation d’un salon de la danse, de la même manière qu’on organise un salon des études ou un salon des vacances, avec des exposants et des personnes présentes pour répondre aux questions des publics.

    Le gouffre institutionnel

    L’autre grand écueil soulevé lors des discussions est l’inadéquation entre le temps de la bureaucratie qui détient les cordons de la bourse et celui de la création. Entre le dépôt d’un dossier et l’octroi éventuel d’un financement, la pulsion créatrice bouge, s’écarte et parfois s’étiole, alors que la vie matérielle et financière a parfois tué le projet dans l’œuf, allant même parfois jusqu’à tuer la carrière de l’artiste. À ceci s’ajoute le fait que les compétences pour remplir des dossiers ne sont pas celles requises pour la pratique artistique et on obtient un rapport aux institutions qui est parfois vécu comme un gouffre. C’est forcément un enjeu central pour les artistes émergents. En réponse, au-delà des demandes légitimes adressées aux pouvoirs subsidiants d’apporter des réponses plus rapides, émerge la proposition de disposer d’espaces subventionnés, faciles d’accès et dédiés à la pratique de la danse. Ce type de demande fait écho à l’existence du 104 à Paris, un centre de création artistique ouvert dans lequel tous et toutes peuvent disposer d’espaces de danse gratuitement et sans autre exigence que de s’y rendre. Cette requête répond au besoin de disposer d’un espace d’expérimentation sans attente de résultats, sans avoir à passer par de longues procédures de dépôt de dossiers. Un espace pour s’offrir le luxe de tenter des formes inhabituelles, d’expérimenter des formes courtes, voire d’échouer et de tenter à nouveau.

    Et le reste…

    D’autres sujets, enjeux et pistes ont encore été évoqués comme, par exemple, la mise en place d’une mutualisation des lieux de diffusion sur le modèle néerlandais ; une meilleure reconnaissance et financement des formes de danse actuellement peu reconnues institutionnellement comme le hip-hop avec, pour corollaire direct, l’interrogation de ce qui se cache derrière l’appellation « danse contemporaine » ; la mise en place de formations professionnalisantes plus abouties pour les métiers connexes comme la médiation, la production ou la gestion administrative, ou encore la rémunération de la recherche. Il reste du travail, beaucoup, et il est évident que cette journée en appelle d’autres pour préciser cet état des lieux, les réponses à y apporter et pour entendre celles et ceux qui n’ont pu rejoindre cette première journée de travail collectif. •

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