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    NDD#83 – Bruxelles ou les mouvements du ciel – Entretien avec Lise Bruyneel, dramaturge visuelle

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Durant un mois, des photos de danse ont flotté au gré du vent, en perpétuel mouvement, insufflant dans l’espace urbain une once de poésie. Rencontre avec Lise Bruyneel, qui a signé cette exposition à ciel ouvert, suivie d’un entretien avec le photographe de danse Jorge León.

    Mars 2020, souvenez-vous (comment oublier ?), le monde passe en mode « pause ». Devant les affiches de spectacles annulés ou nous enjoignant de rester « safe at home », face à la tristesse de la vie qui se fige, une proposition voit le jour. Cette initiative artistique et salutaire, on la doit à Lise Bruyneel. Observant la ville désertée, lui vient l’idée d’utiliser les emplacements publicitaires pour exposer des photographies d’artistes résidant en Belgique et, ce faisant, insuffler de la poésie dans une période troublée. Au total, mille panneaux recouverts… et un succès inespéré. Sollicitée aujourd’hui dans le cadre de l’opération Brussels, dance!, elle signe une exposition à ciel ouvert avec, pour fil rouge, la danse. Ni graphiste ni photographe mais « un œil à l’écoute », Lise Bruyneel partage avec un enthousiasme inextinguible ce projet conçu pour Bruxelles, qui vient de se draper de nouveaux atours : des voiles imprimés de photos de danse ornant le ciel de la capitale, aujourd’hui apaisée.

    Vous êtes dramaturge visuelle, en quoi cela consiste-t-il ?

    Ce métier est à mi-chemin entre rédacteur photo, iconographe et directeur artistique. La dramaturgie visuelle consiste à tracer des lignes iconographiques, à construire une narration en images et à créer un pont entre arts visuels et arts du spectacle. Les affiches de spectacles pour l’opéra, le théâtre ou la musique classique présentent souvent des ébauches de décors et de costumes, sur fond noir avec une lumière de théâtre… mais on n’entend rien. L’idée, à l’origine de Gérard Mortier (directeur du théâtre de la Monnaie à Bruxelles, de l’Opéra de Paris et du Teatro Real de Madrid, décédé en 2014, ndlr), est d’accepter la métaphore : ne pas montrer mais suggérer, inviter au spectacle par les émotions qui pourraient naître face à des images choisies dans le corpus d’artistes, qui vont être détournées, recadrées. La photographie contemporaine convient mieux aux affiches de spectacles que la peinture ou l’illustration, par exemple, qui peuvent donner l’impression qu’il s’agit d’une exposition. Des questions doivent se poser en amont : où cette image va-t-elle se retrouver, dans quel contexte ? Une affiche lisible dans une ville ne le sera pas nécessairement dans une autre. Il est indispensable de se mettre à la place du public qui découvre une affiche, en surface ou dans le métro, sur une bâche recouvrant un bâtiment… Le support appelle un certain type de recherches iconographiques.

    L’affiche doit-elle faire surgir une émotion ou raconter quelque chose ?

    Les deux à la fois. Lorsqu’on travaille en communication, il est plus difficile de parler de narration avec une seule image. Certains photographes travaillent eux-mêmes leur narration, avec un rapport particulier à la lumière. En édition, la narration se construit par projet, en fonction de ce qu’on veut dire, en compagnie des artistes. Une fois l’univers chromatique choisi, je n’hésite pas à mélanger les styles, les époques, les disciplines artistiques. La collaboration se passe toujours avec un directeur artistique. Pour le « paquet de saison » (brochure, site web…), chaque institution travaille à sa façon ; certaines ont déjà réfléchi à des lignes dramaturgiques, comme le Concertgebouw à Bruges, qui développe une thématique chaque année, d’autres pas. La première étape, pour moi, consiste à me plonger dans les œuvres et imaginer une atmosphère globale, un fil rouge qui pourrait fonctionner sur toute la saison pour garder une cohérence.

    Quelles sont les spécificités de l’espace public ?

    Le projet développé durant le confinement m’a permis de sortir des théâtres et d’aller dans la rue pour proposer une alternative à ce que l’on y voit tous les jours, envahie par la publicité…, c’est ce que je voulais faire depuis des années. Dans l’espace public, nous ne savons pas à qui nous nous adressons. La dimension de surprise est très importante, de sortir les gens du quotidien. Lorsque nous allons au musée, notre regard est conditionné par cette visite, contrairement à ce qui se passe dans l’espace public, notamment avec le street art, qui permet de poser un autre regard sur sa ville par effet de contagion. Cette surprise qui surgit dans le quotidien peut ne rien apporter à certaines personnes qui ne seront pas réceptives et pour d’autres, amener peut-être un souvenir, provoquer une émotion.

    Pour l’opération Brussels, dance!, comment avez-vous mené vos recherches, quelles étaient vos intentions ?

    Il s’agit d’une exposition suspendue. Des photos de danse sont imprimées sur des voiles, accrochés aux câbles qui supportent habituellement les décorations de Noël. Ces tissus qui flottent au gré du vent suggèrent de la poésie et du mouvement. Les photos sont recadrées sur certaines parties du corps, pas n’importe lesquelles, car dans l’espace public nous devons être attentifs à ce qui peut être montré ou non. J’ai privilégié des images avec plusieurs personnes, pour suggérer l’idée du toucher, du contact, l’idée de consolation, de gestes qui nous ont manqué. Je suis à la recherche d’une forme d’émotion et d’étonnement.

    Les images sélectionnées pour ce projet, issues de la photothèque de Contredanse, sont anciennes, de matières et styles différents, auxquelles je souhaitais donner une cohérence, construire une ligne. J’ai choisi de rester en argentique ainsi qu’en noir et blanc. Une époque s’est assez vite dessinée, située entre 1983 et 2002 (exceptée une photo d’Akarova de 1930), avant le digital, avec une majorité dans les années 90, qui correspond à l’époque de l’explosion de la danse contemporaine belge. Ces chorégraphes fantastiques et ces photographes au regard aiguisé sont ainsi mis à l’honneur, tout comme ces photos d’archives qui dorment, habituellement réservées à l’usage documentaire et non pour leur valeur photographique, et auxquelles je voulais donner un aspect contemporain.

    De quelles façons ?

    Ce regard contemporain est donné par le recadrage de la photographie sur laquelle est apposée la pastille de couleur vive de Brussels, dance! Je souhaite susciter une forme d’émerveillement chez celui qui va les regarder et non la frustration d’avoir raté un spectacle qui ne se joue plus. Les photos et les chorégraphes sont sortis de leur contexte d’origine et peu d’éléments sont reconnaissables, avec une attention sur le geste et non les visages. Le choix s’est aussi porté sur les photos qui nous parlent encore aujourd’hui en conservant une diversité des âges et des origines.

    Comment les lieux ont-ils été choisis ? Cette exposition poétique à ciel ouvert revêt-elle également une dimension politique ?

    L’itinéraire s’est dessiné en fonction des câbles déjà installés (donc agréés par les Communes), près des salles de spectacles et des lieux de passage. Les photos sont réparties dans le centre de Bruxelles (à la Bourse, rue de Flandre, rue de Laeken), à Ixelles, à Saint-Gilles, à Molenbeek et à Schaerbeek. Cette exposition suspendue permet de poser un autre regard sur la ville et sur le ciel. En fonction des moments de la journée, de la lumière et des ombres, les tissus prennent des teintes différentes, on ne se lasse jamais de les regarder, c’est tout le temps différent…, aussi vivant que les arts de la scène. Installer la danse dans l’espace public, loin des lieux de l’entre-soi, ne va pas nécessairement amener les gens dans les salles mais si cela peut provoquer une attention pour un geste, un corps, un mouvement et du coup une attention pour la danse, ce serait vraiment beau !

    Penser l’espace public d’un point de vue artistique, au-delà des salles de théâtre, permet également de toucher le pouvoir politique, de lui démontrer la nécessité de ces projets à destination du grand public. Inviter le regard des gens à se tourner vers le ciel, c’est récupérer de la poésie, ce à quoi les politiques sont sensibles. Le travail de médiation est essentiel. Le public ne doit pas être oublié dans les discussions sur la création et l’élaboration d’une programmation, tout en veillant à conserver une exigence artistique ; cela peut tous nous apporter quelque chose. Et il existe mille manières de le faire. •

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