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    NDD#82 – Ados danse, dense, dansent

    © Axelle de Russé/Désobéir

    Par Isabelle Plumhans

    La danse et les ados, sujet complexe autant que passionnant. Parce que l’adolescence est une période capitale dans le dit du corps, qu’elle hésite ou résiste à mettre des mots sur les changements qu’elle vit. Et que la danse dit ce qui est indicible, qu’on la comprend selon ce qu’on vit. Le cocktail ne peut qu’être explosif. Décryptage et propositions de spectacles à voir.

    « Avec mon langage je peux tout faire. Même et surtout ne rien dire. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. » Extrait de Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes.

    « Parler des émotions à l’adolescence, c’est parler de ce qui se manifeste, motive et émeut (met en mouvement) l’adolescent qui accoste aux rivages de la puberté. L’émotion est aussi en elle-même un mouvement : parler de ce qui bouleverse l’adolescent amène à évoquer ses conduites, ce qui le pousse à agir, mais aussi à penser, pour tenter de se dégager de l’emprise qu’exerce sur lui la force de ses pulsions. Parler de l’adolescence et de ses émotions, c’est assurément envisager les rapports que l’adolescent entretient avec son corps changeant et avec celui de l’autre. Davantage encore qu’un lieu pour ressentir ce qui affecte l’enfant devenant pubère, l’adolescence est un véritable processus dont le travail consiste à nommer, contenir et finalement donner sens à tous ces éprouvés. C’est pourquoi la violence des émotions ressenties (amour, haine, ennui, colère, peur, tristesse, honte, culpabilité, stupeur, etc.) témoigne de la violence des transformations subies par l’adolescent, elles sont comme autant de signes de la profondeur de la métamorphose pubertaire, elles témoignent de l’intensité de sa sensibilité », peut-on lire en introduction d’Adolescence et émotion, une affaire de corps, de François Marty.

    Le décor est posé. Celui d’un moment de la vie qui doit se dire en mouvement et corporalité plus qu’en mots. Et quoi de mieux que la danse pour explorer ce changement soudain, ce pivot de vie. Mais pour autant, existe-t-il des spectacles spécialement prévus pour les ados ? Si les centres culturels ont de telles catégories, quand on demande à Lauranne Winant, à Olivier Roisin et à Bruno Briquet (enseignante de philosophie appliquée aux arts de la scène pour la première et membres de l’asbl Mouvance pour les seconds) s’il existe des spectacles dédiés spécifiquement aux ados, leur réponse est catégorique : non !

    « Tout spectacle peut être montré à un public adolescent », nous affirme Bruno Briquet. Lui-même est comédien de formation, et s’est très rapidement dirigé, au sein de l’asbl Mouvance, sur le travail du corps dansé. « Il est parfois évidemment nécessaire d’avoir un travail de médiation, notamment autour du corps nu sur scène. Expliquer les tenants et les aboutissants d’un spectacle. Mais dans la grande majorité, c’est important de tout montrer. »

    Lauranne Winant ne nous dit rien d’autre. Elle qui a notamment travaillé autour d’Humanimal spectacle jeune public de la compagnie 3637 de Bénédicte Mottart (elle en faisait rapport dans notre numéro 72 de NDD, ndlr) l’affirme de la même façon que Bruno Briquet : « Il est essentiel de travailler en étape avec les jeunes, après le spectacle. Mais ce travail est à faire dans le respect de l’intelligence des ados. Ne pas penser qu’on vient avec un savoir, mais plutôt avec des questions qui rencontrent leurs questions à eux. » « La proposition de Bénédicte était radicale, sur le plateau. Mais après ça, les questions étaient intéressantes. Elles permettaient de s’interroger sur ce qu’est comprendre. La danse contemporaine fait émerger la question autour de l’œuvre. Et toute œuvre est montrable, clairement. »

    Et l’enseignante de poursuivre : « J’ai davantage de contre-exemples de spectacles a priori conçus pour les jeunes, qui sont trop didactiques, trop explicatifs, et à force, ratent leur coup. Ils ne touchent pas les adolescents, qui sortent de la salle de spectacle en disant ‘mais pourquoi nous parle-t-on de ça comme ça, on le savait déjà !’ »

    Ceci pourrait-il expliquer le succès évident du hip-hop sur les scènes d’aujourd’hui, l’art de la rue qui entre dans les théâtres et centres culturels ? Sans doute. Car le hip-hop exprime le corps au plus fort, au plus extrême de ce qu’il est, dit, crie. Son côté incarné, parfois violent, permet de parler au cœur des adolescents, de ce qui se manifeste en eux, motive et émeut. L’émotion se transforme en geste. Un geste qui vient de la rue, de la colère, de la réalité du terrain. Il bouleverse le jeune, l’amène à évoquer ses conduites, ce qui le pousse à agir, mais aussi à penser, pour tenter de se dégager de l’emprise qu’exerce sur lui la force de ses pulsions nous dirait sans doute François Marty.

    Olivier Roisin évoque, lui, son travail du corps sur le terrain scolaire. Travail qu’il effectue au sein de son asbl Mouvance, dont il est membre fondateur. Un travail qui passe, aussi, par les cours d’éducation physique, « ce cours où le corps est amené à se dépenser ou à s’utiliser. Que se passe-t-il alors quand on amène à l’école la créativité corporelle et l’éducation somatique, c’est-à-dire le mouvement en conscience ? Du côté des profs, deux obstacles surgissent. Le premier nous a surpris. Pourtant, il s’inscrit dans l’histoire de l’Occident. Depuis longtemps, le corps est mis de côté et l’école forme essentiellement des cerveaux. Dans l’enseignement secondaire, dans les salles des profs ou dans les délibés, les profs d’éducation physique ont souvent une place à part. Le mépris du corps subsiste. Le deuxième frein vient des profs d’éducation physique eux-mêmes. Les jeunes bougent trop peu. Il faut qu’ils se dépensent. Il faut lutter contre le surpoids. Il faut qu’ils aient de l’endurance. On ne va quand même pas se mettre à faire de la relaxation ou à discuter pour créer, alors qu’on a si peu de temps pour bouger… Il s’agit dès lors de sortir de l’approche du corps utile pour rejoindre celle du corps sensible, sortir du corps qui se maîtrise pour rejoindre le corps qui se vit comme lieu de perception, de sensation et de créativité… Quand on amène le mouvement en conscience, on ouvre un espace où on expérimente avec le corps ce qui préoccupe absolument les adolescents. » Et le danseur et pédagogue de faire le lien avec les cours d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS). « Il n’est pas évident d’aborder ces sujets. Mais au travers de la pratique corporelle – le jeu des codes du langage non verbal –, on ouvre à l’expérimentation relationnelle. L’expérimentation dans un cadre bienveillant, qui permet notamment de pratiquer le droit au stop, autrement dit le consentement, un des éléments essentiels de l’EVRAS. (…) Prendre le temps de se reconnecter à soi par le travail sensible du corps, c’est aussi et surtout se donner le droit d’avoir des sensations, le droit de ressentir, le droit de percevoir de son propre point de vue… Ce point de vue, c’est notre capacité à prendre une décision, à trancher dans un sens ou dans un autre, c’est s’autoriser à faire un choix, à poser un regard critique, oser se positionner dans un débat, se sentir légitime, se sentir capable, bref être citoyen. »

    La danse, visible sur scène ou expérimentée en classe est donc largement un lieu où se dit un corps qui change, bouge, se questionne. Il donne les mots aux mouvements intenses qui se jouent à cette période clé. Il est un essentiel, et c’est un essentiel qui ne doit pas souffrir de classification ou de tabou. Tout se montre, mais doit parfois se démontrer. Ce que des structures ou des personnes comme Mouvance et Lauranne Winant se proposent de faire. •

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