Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#76 Les enfants du jeudi : du plaisir, du jeu et de la danse

    The Great He Goat – Nicole Mossoux © Mikha Wejnrych

    Depuis 20 ans maintenant, un jeudi par mois un groupe d’enfants présentant des troubles autistiques expérimentent le mouvement en jeu et en musique, dans un espace dédié à la danse.
    Rencontre avec la chorégraphe-danseuse Nicole Mossoux et ses complices.

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Initié en 1999 par la chorégraphe Nicole Mossoux et la psychanalyste Trees Traversier, ce projet d’atelier pour enfants autistes a fluctué au cours du temps, au gré des rencontres avec les différents centres d’accueil.

    L’équipe s’est étoffée mais le principe est resté le même : un groupe d’enfants ou d’adolescents est invité à rejoindre sur le plateau Nicole Mossoux, Elodie Paternostre, Virginie Verdier et Fré Werbrouck, tandis que la psychanalyste Trees Traversier veille au respect du cadre donné. Cet atelier n’a cependant pas
    de visée thérapeutique. D’ailleurs, l’art-thérapie est un terme qu’interroge le psychanalyste Jean Florence, qui pendant un temps a fait partie de l’aventure, en étant présent sur le plateau au même titre que les danseuses. Il s’agit ici d’une rencontre permettant aux enfants une meilleure conscience de leur corps, avec pour seuls mots d’ordre le bien-être et le partage. Depuis 2008, c’est aux Écuries de Charleroi que se retrouvent des enfants âgés de 5 à 6 ans, venus du Centre CORTO de Mont-sur-Marchienne. En outre, depuis la saison dernière, le Centre Culturel de Durbuy organise un atelier destiné à des adolescents. Discussion avec celles et ceux qui les animent, au sens étymologique, qui leur procurent un souffle vital.

    Prémices

    Nicole Mossoux : Trois rencontres ont préexisté à ce projet. Il y a 20 ans, j’habitais en face de L’école du quotidien, que je ne savais d’ailleurs pas être un centre pour enfants autistes et psychotiques, plutôt une sorte d’école des devoirs… Derrière la grande baie vitrée, j’avais l’impression que les enfants me faisaient des signes. La vision du court-métrage de Thierry Knauff et Olivier Smolders, Seuls, m’a semblé dans son grand dépouillement toucher au cœur la problématique de ces enfants. Et puis je connaissais Trees, qui avait travaillé à Paris avec des adolescents et des jeunes adultes dans un lieu de travail protégé, et dont l’envie de rencontrer ces enfants dans la danse rejoignait le désir qui naissait en moi. La présence à mes côtés d’une personne pouvant décoder les choses était fondamentale. Pourtant, il s’agissait très simplement d’offrir à ces enfants-là un lieu pour danser au même titre que n’importe quel enfant. Nous souhaitions, Trees et moi, que l’atelier se déroule hors des murs de l’institution, c’était un préalable important. Avec en point de mire la recherche de plaisir, de contact, d’éveil du corps.

    Trees Traversier : L’envie de faire quelque chose pour les enfants autistes avec la danse et la musique est inspirée de deux expériences. Vers 1995, la maman d’une fille autiste de sept ans en thérapie trouvait tellement dommage que sa fille ne puisse nulle part être intégrée dans un groupe de danse. Cela m’a touchée, je sentais que la danse, la musique pourraient contenir ses crises pulsionnelles difficiles à gérer autrement. Une chorégraphe et un musicien m’ont rejointe. Les crises diminuaient, le trop de pulsionnel était contenu par le langage corporel. C’est cette expérience magnifique que j’ai désiré partager avec Nicole : faire découvrir le plaisir corporel à des enfants figés dans leur corps, eux qui n’ont pas non plus la possibilité de s’exprimer verbalement.

    Le cadre est important. Avant de se lancer sur le plateau, on forme ce qu’on appelle le salon. Assis en cercle, on se parle, et surtout on leur adresse la parole (« Qui est absent ? » « Ahmed, tu as l’air un peu triste aujourd’hui »), on enlève chaussures et manteaux. Le plateau, bien démarqué, est un espace dédié à la danse, au même titre que pour des professionnels. L’activité proprement dite dure 40 minutes, ensuite on se retrouve au « salon » pour échanger avec eux. Ces temps de parole sont vraiment essentiels.

    Jean Florence : C’est un espace de jeu, exploratoire. Il ne s’agit en aucun cas d’art-thérapie. L’art-thérapie a pris un essor dans les années 70, aux USA et en Europe. Certains pays l’ont inscrite dans un programme d’études supérieures mais ce n’est pas le cas en Belgique. L’art-thérapie est une pratique utilisant les moyens d’expression de diverses disciplines artistiques, dans le cadre d’une institution de soins, ou psychiatrique, ou pédagogique ou encore pénitentiaire. La visée est thérapeutique, elle cherche à obtenir un mieux-être des personnes.

    NM : J’ai dû reconnaître dans l’autisme quelque chose de cette inquiétante étrangeté qui est un peu le fil rouge de la recherche de la Compagnie (Mossoux-Bonté, ndlr). Mais si dans nos spectacles nous jouons librement avec la question de l’étrange, du trouble, chez ces enfants pour qui les frontières sont malaisées, le rapport au monde est souvent douloureux, aussi la finalité est-elle totalement autre : entre le donner à voir et à partager des spectacles, et l’éclosion du plaisir, il y a un grand pas. Il existe cependant des liens souterrains, et ces enfants, libres de toute contingence sociale, livrés à leur extrême sensibilité, questionnent notre humanité, notre potentiel à être au monde.

    JF : Il existe une grande part de décision chez ces enfants, comme par exemple d’accepter de nous donner la main, de faire une ronde, de se rouler par terre. Trees ramène les enfants sur la scène quand ils en sortent, la contrainte étant de rester à l’intérieur de l’espace de danse, tandis que les éducateurs qui accompagnent les enfants au studio se tiennent à l’écart.

    TT : Depuis ma position en bord de plateau, je sens les angoisses, je vois les désespoirs, mais aussi les mimiques de plaisir. Tout cela est très fugitif. En se retirant du jeu, les enfants peuvent se reposer du trop de pulsionnel, trouver une forme de sécurité. Le marqueur entre le dedans et le dehors est très important.
    Il sépare le dedans du pulsionnel, souvent difficile à gérer pour eux, et le dehors du monde extérieur qui peut leur être très inquiétant, leur sembler dangereux. Par exemple, un regard trop appuyé de notre part peut suffire à angoisser l’enfant.

    NM : Le Centre Corto à Mont-sur-Marchienne, avec lequel nous travaillons, est en pleine adéquation avec notre façon d’aborder la relation, l’équipe soutient fortement le projet. Nous avons l’impression de faire de la résistance face aux « diktats » comportementalistes qui essaient de mettre les enfants sur des rails. Nous devons tenir compte de l’angoisse de l’enfant et de ne pas tenter de faire une sorte de marchandage de la récompense s’il arrive à se comporter de façon dite normale, convenable.

    Elodie Paternostre : Ce qui me touche dans le cadre de ces ateliers, c’est que je ne suis pas en train de chercher des formes chorégraphiques. Je danse avec eux et eux avec moi, on tourne, on tombe, il s’agit d’explorations physiques, de partage, de plaisir, d’une sorte d’insouciance…

    Toucher, être touché

    NM : On cherche à créer aussi des relations entre les enfants – ce qui n’est pas spontané chez eux –, à briser leur isolement en leur donnant la possibilité de rentrer dans l’espace des autres, même si cela ne dure parfois que quelques brefs instants. Voilà pourquoi nous tenons à travailler en groupe et non en séances individuelles.

    EP : Et nous sentons très clairement lorsque la rencontre entre eux et nous a eu lieu.

    NM : Ces enfants n’ont pas l’instinct d’imitation, aussi devons-nous emprunter de tout autres chemins, ceux du contact, du jeu, prendre en compte et accompagner leurs mouvements, quitte à rentrer nous-mêmes dans l’imitation. Certains ont par contre une mémoire incroyable et peuvent restituer des mois plus tard des situations auxquelles nous-mêmes ne pensions plus.

    TT : Parfois un enfant vient me toucher, Fatima vient me donner un bisou et part toute de suite. Tom m’approche et me mord (pour savoir si je suis vivante ?). Tous ces gestes, fugaces, leur sont néanmoins nécessaires et montrent comment le pulsionnel peut les surprendre eux-mêmes, comment ils cherchent malgré tout à partager, à être accueillis dans leur détresse.

    JF : La relation au corps est considérée comme dangereuse et certains lieux ont des principes psychanalytiques de réserve dans le contact alors que l’impératif de la danse est que l’on n’ait pas peur du contact, de jouer entre la proximité et la distance.

    TT : Bien sûr, il faut maîtriser ses propres pulsions, ne pas y perdre l’enfant, mais, au départ d’eux, chercher à créer un lien, non verbal, un corps à corps.

    EP : Parfois, il y a contact du regard mais c’est rare, les enfants ne soutiennent pas le regard. Néanmoins nous parvenons à faire des choses en commun sans utiliser ni regard ni parole.

    NM : Nous n’avons aucun récit clinique des enfants qui participent à l’atelier, hormis certaines recommandations médicales. Des cas d’épilepsie, par exemple, nous demandent de prendre certaines précautions. Les éducateurs qui assistent aux séances sont souvent émerveillés de découvrir de nouvelles facettes dans leur comportement, le contexte révèle en effet des parts d’eux-mêmes qui ne s’expriment pas au centre d’accueil.

    EP : Je trouve très beau ce qui peut se passer à ce moment précis avec ces enfants. Il semble que ces enfants ne tiennent pas compte des codes sociaux, qu’ils ne les utilisent pas pour entrer en contact ; ce qui nous met en lien c’est le son, l’espace, l’énergie et le toucher, c’est direct, brut, vivant.

    Danser en musique

    NM : La musique, omniprésente, est d’abord le signe de début et de fin. Elle a pour rôle d’être le dénominateur commun, ce qui nous parvient à tous, adultes et enfants, même si de façon différente. Et elle n’induit rien de présupposé : les enfants sont souvent arythmiques, certains souffrent d’hyperacousie…

    EP : Des mouvements improvisés naissent des moments de groupe comme des rondes ou de grandes traversées.

    NM : Chaque enfant a sa dynamique propre, timide ou éclatée, nous sommes là pour nous mettre à son diapason.

    JF : De temps en temps, nous invitons un groupe de musiciens (Thomas Turine et sa bande) , et ce sont surtout les enfants qui s’emparent des instruments, la batterie connaît un succès tout particulier !

    Évolution

    NM : Nous constatons souvent des évolutions très marquées. Durant un an, une petite fille incapable de quitter ses doudous et ses objets restait près des éducateurs, en larmes, puis nous l’avons vue évoluer, gambader librement. Un autre petit garçon, durant une année, est resté couché sur le ventre au même endroit, puis un jour il s’est levé et s’est exclamé : « Allez, on danse ! » en enlaçant la danseuse présente sur le plateau.

    JF : Nous comprenons à quel point nous sommes codés sans en avoir conscience. Dans notre société conformiste, ces enfants doivent nous regarder d’un drôle d’air ! On a aujourd’hui tendance à conformer les gens à des modèles qui rassurent, la normalisation est terrible. Ces enfants sont des oasis de liberté.

    TT : Un enfant qui m’invite à répétition, par un ample signe de la main et un grand sourire, à venir le chercher sur son coussin et le faire glisser vers l’endroit où je me trouvais assise. Cela fait plaisir. Il sautait tout seul comme une grenouille, et voilà qu’il me rejoint. Le relationnel vient de surcroît. Mais seulement à la
    condition qu’on investisse en eux et qu’on les considère comme des sujets à part entière, habités par leur propre désir.

    EP : Ce travail me touche beaucoup, être dans le présent et l’improvisation, sans regard ni parole. Il est important de partager cette expérience.

    NM : Nous souhaitons témoigner ici de ce que nous n’avons ni le droit ni l’envie de rendre public, par respect pour les enfants. Il est donc important de le partager sous une autre forme, pour que ce projet puisse grandir, pour informer parents et centres de soins de l’existence de démarches de ce type, et susciter
    peut-être auprès des danseurs, chorégraphes, cliniciens, de nouvelles vocations… •

    0

    Le Panier est vide