NDD#75 kunstenfestivaldesarts : Comme des canaux vers la mer
Entretien avec Sophie Alexandre, Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi.
Paroles recueillies par Sylvia Botella
Depuis sa création, le Kunstenfestivaldesarts construit pas à pas une des programmations artistiques les plus riches et
les plus audacieuses de la scène internationale. Situé à Bruxelles, il est aussi l’auteur des plus vivifiants défis lancés à la complexité ambiante. Rencontre avec ses nouveaux directeurs et directrice : Sophie Alexandre, Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi 1.
Pouvez-vous dessiner les tendances principales qui animent la création artistique aujourd’hui ?
Les codirecteur·rice·s : La force de la création artistique, c’est de nous permettre de saisir ce que nous ne comprenons pas. Et celui que nous ne connaissons pas : l’inconnu, l’autre. Et donc
de cohabiter. Il est important de souligner que de plus en plus d’artistes considèrent que la transmission de leur pratique artistique aux publics n’est pas quelque chose qui se situe à la périphérie de leur création artistique mais qu’elle est bien un geste artistique susceptible de véhiculer des formes de savoirs. Les artistes veulent avoir un espace-temps pour rendre cela possible. Cette nécessité coïncide avec notre désir de concevoir les workshops et ateliers comme un vrai projet artistique : la Free School. Le centre du festival sera transformé en une école, ouverte et gratuite, durant 10 jours. Divisé en deux parcours – Safe Space et Open Space –, le programme se composera de workshops animés par des artistes qui se dérouleront parallèlement afin de ne pas segmenter les publics. Habitués du festival et jeunes Molenbeekois pourront ainsi se mêler, échanger. La Free School peut être une sorte de porte d’entrée du festival. Des jeunes apprentis en mécanique automobile suivront, par exemple, l’atelier Het Bodies-Camp
de Gerald Kurian. Ils interrogeront le futur en transformant la carcasse d’une voiture en habitation post-capitaliste.
Plus que jamais, il y a une insurrection des corps dans les arts de la scène.
Il nous paraît crucial de poser la question : quel(s) corps ? Aujourd’hui, sous l’impulsion des travaux de recherche et réflexions politiques menés sur la colonisation et la discrimination intersectionnelle2, beaucoup d’artistes présentent le corps dans l’espace moins comme un instrument de communication immédiat que comme un territoire de luttes et de contestation. À cet égard, le film d’essai The Body’s Legacies, Pt. 2: The Postcolonial Body de Kader Attia montre bien à quel point l’héritage de la violence coloniale et la stratification raciale affectent physiquement les victimes. Et ce jusque dans leur manière de percevoir leur corps dans l’espace public.
Dès lors qu’on met un corps sur scène, qui veut-on représenter ? Qui se sent représenté ? Il faut s’ouvrir à la pluralité des corps qui habitent une ville telle que Bruxelles. On ne doit pas parler d’un seul corps mais d’une multitude de corps possibles, tant en termes d’origine que de genre.
Crise de la représentation, durabilité… Que font ces questions au festival, à la dramaturgie et aux codes de la représentation ?
Même si la question de la durabilité ne partage pas le même temps que celui du festival, elle n’en demeure pas moins au cœur de nos interrogations. De fait, comment le projet éphémère du centre du festival peut-il devenir le tremplin d’initiatives pérennes ? Les artistes sont très attentifs à la question de l’écologie de la création artistique : comment créer aujourd’hui ? Et s’inscrire dans une logique de création pérenne ? La question de la durabilité est d’autant plus importante que le festival présente beaucoup de premières. Comment pouvons-nous lutter contre la tyrannie de la nouveauté ? Comment pouvons-nous soutenir un artiste qui a envie de retravailler un projet déjà créé ? Ce questionnement esthético-politique est très imprégné de la pensée de l’anthropologue Tim Ingold.
Cette année, certains dispositifs se posent aussi comme le contrechamp secret de la crise de la représentation qui traverse notre société, en créant une circulation fluide entre le spectateur et le performeur, et un juste équilibre entre les deux positions. En fait, il s’agit moins pour les artistes de vouloir éliminer la frontalité que de nous faire prendre conscience que notre position dans l’espace influence directement la position de l’autre et qu’elle s’inscrit dans une constellation. C’est ce qu’incarne pleinement la création A invenção da maldade de Marcelo Evelin en révélant combien chaque geste participe à la négociation constante de l’espace et des frontières.
Est-ce que vous pensez que ce sont dans ces espaces de négociation que l’individu démocratique aurait sa place ?
Nous vivons trop dans des espaces prédéterminés, où les frontières entre les groupes sont déterminées. Comment pouvons-nous réouvrir les espaces de négociation ? Et ouvrir de nouveaux espaces de rencontre ?
Nous avons le sentiment que beaucoup de dispositifs et contextes que nous proposons rendent ces espaces de négociation palpables. Et ils sont d’autant plus essentiels qu’ils sont des lieux de dissension. Or la démocratie, c’est accepter la dissension !
Même si vos parcours et expériences sont différents, vous partagez certaines réflexions spécifiques.
C’est important de le réaffirmer aujourd’hui alors que le contexte bruxellois et la scène artistique ont changé : le Kunstenfestivaldesarts joue encore le rôle de liant !
La force du festival a toujours été de fédérer différents partenaires. Depuis notre entrée en fonction, notre priorité a été de les rencontrer. Et d’en rencontrer de nouveaux. Car pour nous, il s’agit moins de déplacer des nouveaux publics vers le festival que de déplacer le festival vers d’autres institutions qui travaillent avec ces « nouveaux » publics. Nous collaborerons, entre autres, avec le GC De Kriekelaar, qui accomplit un grand travail en direction des femmes de Schaerbeek. Nous présenterons ensemble Le Cercle de Nacera Belaza en bousculant un peu les habitudes du festival. Le GC De Kriekelaar nous a en effet demandé de fixer quelques représentations à 11h parce que c’est l’horaire le plus accessible pour les femmes du quartier. Cette année, les dates du festival coïncident avec celles du Ramadan. Il est important d’y être attentifs. À l’instar d’autres spectacles, nous proposerons l’iftar3 à l’issue des représentations, le soir.
Pour nous, il est essentiel de trouver un contexte juste pour l’œuvre présentée. Et de tenir compte des spécificités de l’institution partenaire. Au regard des élections européennes, cela fait sens de présenter l’installation multi-écran Liquid Violence du collectif Forensic Oceanography – qui s’intéresse au caractère frontalier dans la mer Méditerranée – dans la
galerie Nine One, en plein cœur du quartier européen.
Quelle image a-t-on de Bruxelles ? Le festival peut être un outil pour réarticuler notre perception de la ville. Traditionnellement, le festival a un Centre du festival. Mais pointer un « centre », c’est aussi pointer une « périphérie ». Cette année, le Centre du festival ne se situera pas dans la commune de Bruxelles mais à Recyclart et à la Raffinerie, à Molenbeek. C’est un choix avec beaucoup de contrechamps. C’est reconnaître et soutenir les dynamiques existantes. Et en développer d’autres. Par exemple, Recyclart et la Raffinerie sont voisins. Une percée sera créée dans le bâtiment qui les sépare afin de créer une circulation pendant le festival. Ce bâtiment appartient à la Région, qui aimerait en faire un grand pôle de création. Notre occupation temporaire sera un peu la préfiguration de ce que le site pourrait être plus tard. Nous y organiserons aussi deux grands débats. L’un sur l’occupation temporaire des espaces vides, qui est un des grands enjeux de la région bruxelloise. Et l’autre sur la zone du canal, avec des experts du quartier.
En somme, fixer le centre du festival de l’autre côté du canal, à seulement 10 minutes à pied du Kaaistudio’s, c’est faire prendre conscience aux habitants à quel point Molenbeek, c’est
central.
Quel est le temps que nous allons partager ensemble en 2019 ?
Il y aura une multiplicité de temps à partager ensemble. Et autant de dispositifs spécifiques à expérimenter. Dans Somnia d’Anne Teresa De Keersmaeker et Jolente De Keersmaeker, les spectateurs creuseront in situ la danse autrement à la lueur de la lune. Également présenté au festival, Conversation without words de Building Conversation/Lotte van den Berg permettra au spectateur de vivre la quantité de relations inattendues qui
peut émerger du langage non verbal, dans le consensus comme le dissensus.
Enfin, prenant pour point de départ les chants de Hildegard von Bingen, François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant s’ingénieront à creuser d’une manière particulière la question du corps dans Symphonia harmoniæ cælestium revelationum. À la croisée du concert duratif et de la chorégraphie, le corps sera conçu et perçu comme une archive musicale avec beaucoup de délicatesse. •
1 Le choix de ce modèle de direction tricéphale est motivé par les profils complémentaires des trois directeurs : le réseau bruxellois de Sophie Alexandre, le profil international et la vision artistique de Daniel Blanga Gubbay, et l’expérience de Dries Douibi en tant que dramaturge et son engagement pour la scène artistique bruxelloise.
2 L’intersectionnalité (de l’anglais « intersectionality ») est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou discrimina-
tion dans une société.
3 Repas du soir pendant le jeûne du ramadan, quand le soleil
est couché.