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    NDD#73 Sortir le corps de ses habitudes

    How to proceed©Fabrice Domercq

    Propos recueillis par Sylvia Botella

    2018 marque les 20 ans de ZOO, la compagnie de Thomas hauert. Musique, improvisation, travail collectif… l’occasion pour le chorégraphe de s’exprimer sur ce qui le meut. Zoom sur ZOO !

    Si nous avons choisi de rencontrer Thomas Hauert, c’est autant pour l’originalité de sa méthode de travail que pour l’inventivité avec laquelle ZOO crée des pièces de danse depuis 20 ans. Assurément quelque chose de la danse contemporaine se joue là.

    En 2008, pour les 10 ans de la Compagnie ZOO, vous repreniez votre première création Cows in Space (1998) ainsi que Hà Mais (2002). En 2018, vous créez la pièce How to proceed. Il s’agit moins ici de célébrer une date anniversaire que de créer une pièce inscrite dans le présent.

    Nous nous sommes beaucoup questionnés. Que signifiait ce vingtième anniversaire ? Que devions-nous imaginer ? Devions-nous à nouveau reprendre une pièce ? Je n’avais pas envie de regarder dans le rétroviseur. Très vite, j’ai songé à créer une nouvelle pièce. Et j’ai lancé une invitation à mes collaborateurs.

    D’où vient ce besoin de fidélité ?

    Au fil du temps, ZOO a élaboré un savoir, une méthode, propre et complexe. Basée sur l’improvisation du mouvement, elle nécessite un long apprentissage. Nos corps ne sont donc pas facilement échangeables. Enseigner m’a montré à quel point notre manière de travailler est très particulière. Lorsque je transmets notre méthode à des étudiants ou danseurs aguerris, c’est toujours une découverte.

    Avez-vous songé à écrire votre méthode de travail ?

    À ce jour, seuls quelques fragments de ma méthode sont disponibles librement sur la plateforme Motion Bank de The Forsythe Company (sur http://motionbank.org, ndlr). Écrire une méthode de travail en danse, c’est une question éminemment complexe.

    How to proceed interroge le présent, ses maux et ses incertitudes, notre sentiment d’impuissance et de révolte, aussi. Et met en exergue les manières dont la création peut en témoigner.

    Tantôt, c’est de la danse abstraite, pure. Tantôt, c’est très théâtral. Cela suppose un spectateur ouvert à l’expérience aléatoire, capable de changer constamment de lunettes. La variation est grande entre les différentes qualités de présence et les divers dispositifs de médiation. Il y a un brouillage des frontières qui ne cesse de s’accroître et dont on ne sait jusqu’où il conduira. On retrouve ici l’état du monde et notre manière d’être au monde, instables. À moins de pouvoir se retirer sur une île et d’y vivre une presque idylle, une harmonie. Le « sehnsucht »…, une aspiration à la simplicité face à la complexité du monde.

    Dans certaines de vos pièces, vous prêtez une attention particulière au design textile. Et dans How to proceed plus encore. Comment avez-vous travaillé avec les designers textiles et scénographes Éric Chevalier et Anne Masson ?

    Je voulais que la pièce se déploie dans le temps et l’espace de manière continue. J’ai demandé au duo Chevalier-Masson d’imaginer une scénographie susceptible de nous occuper durant toute la pièce. Un jour, ils sont arrivés avec des boîtes remplies de bandes de tissu à l’infini, de couleurs et de textures différentes. Ils nous ont montré une technique (ndlr, il me montre) : quelle que soit la manière dont on s’y prend pour passer et repasser les bandelettes, elles forment toujours une boule. Nous avons trouvé différentes manières d’en jouer, en les faisant bouger dans l’espace, en dansant avec elles. La métamorphose est devenue une sorte de partition sur laquelle nous avons écrit les scènes, produisant ainsi des allégories très riches.

    La musique a toujours été importante pour vous. Dans vos pièces, il y a une influence mutuelle de la danse et de la musique.

    La musique a toujours fait partie de ma vie. Je suis né dans un petit village suisse. Mon père jouait de nombreux instruments de cuivre. Il jouait dans la fanfare. Il enseignait. Ma mère adorait la musique classique. Elle m’emmenait voir des opéras, écouter des concerts de musique ancienne. Notre voisine était aussi chanteuse. C’est en allant voir ses concerts que j’ai approfondi ma connaissance de la musique et que j’ai développé un amour pour elle.

    J’ai découvert les compositions de Mauro Lanza grâce à Federica Porello, qui les a écoutées en surfant sur le SoundCloud de Fredy Vallejos durant les répétitions de La mesure du désordre. Nous avons repris quelques-unes de ses compositions dans La mesure du désordre et inaudible, où elles se mêlent avec brio à Gershwin. C’est donc tout naturellement que je lui ai demandé d’écrire la musique de How to proceed sous la forme de courtes pièces.

    Dans How to proceed, il y a aussi les mots. Qu’est-ce que la voix, ici ? Un paysage, une couleur, une musicalité, une intériorité ?

    À l’exception d’un solo que j’ai créé dans les années 2000, c’est la première fois que les danseurs de ZOO disent le texte directement. Ici, les mots représentent une texture, un fond sonore. Ou évoquent une parole, une adresse directe au public ou encore une discussion entre nous. Ces différents allers-retours sont très exigeants. C’est presque une prouesse technique.

    How to proceed©Bart Grietens

    C’est la première fois que vous collaborez avec le dramaturge François Gremaud.

    J’ai rencontré François Gremaud à la Manufacture à Lausanne, où je codirige le Bachelor Danse contemporaine. Il a joué un rôle déterminant dans la libération de la parole du groupe. Il nous a transmis tous les outils dramaturgiques et les techniques d’acteur nécessaires. Comment être présent au plateau ? Il nous a insufflé la confiance nécessaire pour aller de l’avant. C’est assez rare d’en faire l’expérience. C’est aussi lui qui nous a conseillé d’enregistrer nos conversations. Le texte a émergé presque par accident. Un jour, Liz Kinoshita a enregistré une de nos discussions, qu’elle a ensuite retranscrite dans un moment d’attente. François Gremaud y a vu des potentialités dramaturgiques. Étrangement, le texte était le déroulement de notre pensée, faite de pics et de trous, étonnamment malléable.

    Revenons à l’improvisation du mouvement : elle joue un rôle essentiel dans votre travail.

    Cela m’est apparu en regard de mon expérience professionnelle chez Rosas. Je devais m’éloigner de tous les schémas que j’y avais incorporés afin que notre première création Cows in Space ne soit pas un « ersatz ». L’ambition de ZOO a donc toujours été de déjouer les conditionnements (ou schémas) du corps au moyen de l’improvisation. Il est important de souligner qu’il s’agit moins ici d’une improvisation libre que d’une improvisation dirigée dans laquelle des tâches, des contraintes sont imposées aux danseurs. Au début, c’est très difficile. Car cela nécessite une longue période de recherche, de répétition du mouvement et d’entraînement. Mais heureusement, il y a le plaisir de la connaissance. Les danseurs se concentrent entièrement sur leur corps et sur celui de l’autre, jusqu’à former un groupe de corps-sujets, solidaire et intelligent, explorant au maximum son potentiel d’imaginaire corporel.

    Improviser, est-ce que c’est aussi inciter le danseur à préserver sa singularité et à danser par lui-même ?

    Non. Notre travail consiste à sortir le corps de ses habitudes en les observant attentivement afin d’en repousser les limites. Nous allons également à l’encontre du cliché : trouver sa danse. Il est important pour le danseur d’élargir ses moyens d’expression. Il s’agit pour lui de se métamorphoser, un peu à la manière de l’acteur qui est capable de revêtir plusieurs peaux.

    Est-ce que ZOO est un collectif ?

    Non. Néanmoins, notre fonctionnement est particulier. Certes, je suis à l’origine du projet, je choisis mes collaborateurs. Mais dès que je le peux, je me défais de l’autorité qui m’incombe. J’y tiens absolument. Je suis extrêmement sceptique par rapport au principe de hiérarchie. Je suis beaucoup plus intéressé de rassembler les créativités en présence que d’imposer ma vision. Car il en ressort souvent quelque chose de plus surprenant, complexe et intelligent que tout ce que je peux imaginer. Nous tendons trop à attribuer la paternité d’une œuvre ou le génie à une seule personne. Aucun artiste n’est déconnecté de son environnement. De facto, nos spectacles sont les spectacles de ZOO et non de Thomas Hauert. Nous sommes tous dépendants les uns des autres dans l’espace et le temps.

    On pourrait appliquer à ZOO, la maxime « Unus instar omnium », un parmi tous. Est-ce que cela signifie qu’on ne danse pas tout seul ?

    Oui. Même si j’ai longtemps dansé seul. Un jour, mes parents nous ont amenés, ma sœur et moi, voir le spectacle Holiday on Ice à Berne. Il m’a tellement plu, qu’une fois rentré à la maison je me suis enfermé dans ma chambre, j’ai mis la musique et j’ai dansé. J’ai fait ça pendant toute mon enfance. Je ne voulais pas qu’on me regarde. •

    Sylvia Botella est critique indépendante et assistante chargée d’exercices en Master en Arts du Spectacle vivant à l’ULB.
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