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  • Nouvelles de danse

    NDD#72 Fenêtre sur cour

    10:10 de la cie Nyash © Alice Piemme

    Par Gilles Abel

    À première vue, difficile d’imaginer plus incompatibles que les registres de la danse, du jeune public et de la philosophie. À moins qu’on ne soit particulièrement familier avec le milieu de la création jeune public, nous sommes en effet plutôt imprégnés de représentations sociales impliquant que les spectacles de danse sont réservés à un public averti et que la philosophie est une discipline réservée aux adultes.

    Pourtant, depuis une quinzaine d’années, un mouvement a pris corps en Belgique francophone. Dans le milieu de la création jeune public, un nombre croissant de spectacles de danse (notamment pour la petite enfance) a vu le jour et connaît aujourd’hui un réel succès, tant public que critique. Dans le même temps, les pratiques de philosophie avec des enfants ont également pris leur essor et suscitent aussi, actuellement, un intérêt qui ne faiblit pas et va bien au-delà de « l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté », qui prend racine dans l’enseignement fondamental depuis 2016. Plus encore, ces deux univers n’ont de cesse de se rencontrer de plus en plus souvent, tant les artistes œuvrant pour le jeune public semblent goûter à la manière dont la philosophie, en tant qu’outil de médiation, permet de créer un espace – rare et singulier – de rencontre entre les enfants, le spectacle et les artistes.

    10:10

    Dans ce contexte, on ne peut que s’interroger sur les thématiques que décident d’explorer les artistes dans leurs spectacles de danse pour le jeune public, tout comme on ne peut qu’être curieux de la manière dont la philosophie peut venir « s’enchâsser » dans ces spectacles. Examinons, à titre d’exemple, le nouveau spectacle de la compagnie Nyash, 10:10, qui s’adresse à des enfants à partir de 6 ans et s’empare du temps et de l’espace de la « récréation ». En explorant ce microcosme – qui est aussi familier à chacun.e d’entre nous qu’il est généralement peu exploré, tant il semble exhaler une certaine « banalité » –, la compagnie souhaite toutefois en faire ressortir certains aspects saillants. Ceux-ci méritent notre attention, tant ils peuvent dire quelque chose de ce que sont les enfants dans ce contexte mais aussi des échos que cela peut avoir pour nous, adultes. Avec 10:10, la chorégraphe Caroline Cornélis a voulu s’emparer de cet espace trop souvent considéré comme peu intéressant aux yeux des adultes, qu’ils soient enseignants, parents ou, encore moins, chercheurs. À l’instar du théâtre jeune public ou de la philosophie pour enfants, les « cultures d’enfance » semblent en effet – aujourd’hui encore – bien peu dignes d’intérêt pour le milieu académique en général, et pour les sciences humaines en particulier.

    « Cultures d’enfance » et « cultures d’adultes »

    Sans doute ces cultures sont-elles encore considérées comme « inférieures » ou « secondaires » par rapport au « monde des adultes », qui, lui seul, serait le domaine qu’il s’agirait vraiment de comprendre et d’étudier. Quelques exceptions existent, heureusement. Julie Delalande, anthropologue à l’Université de Caen, en fait partie. Son ouvrage « La cour de récréation : pour une anthropologie de l’enfance », paru en 2001, a fait date. Pour la première fois en effet, ce lieu emblématique des enfants était pris au sérieux et se voyait exploré comme un microcosme mettant en lumière de nombreux enjeux propres à l’univers – et au développement – des enfants. Une décennie auparavant, en 1992, la cinéaste Claire Simon avait également fait œuvre en ce sens, avec son magnifique documentaire « Récréations », qui nous faisait pénétrer dans des cours d’écoles maternelles, au plus près des enfants, de leurs logiques, de leurs dynamiques, de leurs imaginaires.

    Comme l’évoque Julie Delalande dans un article publié quelques années après la parution de son ouvrage fondateur : « L’observation et l’écoute d’élèves en cour de récréation donnent un point de vue rarement entendu sur cet espace, qui devrait pouvoir être pris en compte. Les critères de surveillance, de sécurité et d’hygiène ne peuvent être les seuls qui motivent l’aménagement de l’espace. Les enfants ont besoin par exemple de recoins où s’isoler du reste du groupe et se créer un espace à leur dimension. Ils aiment aussi modeler leur environnement, en creusant des trous dans le sol ou par toute autre action qui leur permet de s’approprier le lieu. »1 Dans la cour de récréation, poursuit-elle, « l’enfant découvre son propre milieu dans une interaction constante, en le transformant autant qu’il se laisse former, ce que l’on peut nommer l’appropriation. Lorsque les possibilités sont limitées, l’enfant ne peut que se contenter d’utiliser les failles entre les blocs d’interdits, les interstices négligés. Il perdra même l’initiative de transformer parfois, tant on l’aura habitué aux lieux figés, intransformables, aux espaces suréquipés, institutionnalisés, surdéterminés ».

    10:10 de la cie Nyash © Alice Piemme
    La cour comme lieu d’appropriation

    Cet enjeu « d’appropriation » qui se déploie dans la cour de récréation est également au cœur du spectacle 10:10. Un constat s’impose en effet à l’observation d’une cour : chaque enfant, à sa manière, s’y voit confronté au défi d’y trouver sa place, dans un espace où la violence règne parfois en maître. De façon tantôt sourde, tantôt sournoise et parfois de manière très explicite. Ce qu’il arrivera à « gagner » dans ses expériences constituera sans conteste un terreau fertile à son développement ultérieur.

    En créant 10:10, Caroline Cornélis est partie d’un certain nombre d’intuitions, voire d’hypothèses. Là où la classe serait davantage le lieu de l’apprentissage, de l’immobilité, de la contrainte et de l’autorité de l’enseignant, la cour de récréation serait quant à elle (au moins potentiellement) le lieu de la découverte, de la liberté, du mouvement et de l’autonomie. Pour les enfants d’aujourd’hui, tout comme pour ceux que nous avons été, la cour reste cet endroit où nous retrouvons – pour quelques instants – la liberté du jeu, antidote de ces heures captives, où les esprits et les corps apprennent la patience de l’étude. En outre, la cour est également ce lieu où le chaotique côtoie le poétique et où, entre les deux, se déploient pulsions et impulsions, limites et transgressions, territoires et aventures, poches de chaos et oasis de quiétude. En s’immergeant dans cet espace, Caroline Cornélis et ses interprètes de 10:10, Agathe Thévenot, Julien Carlier, Colin Jolet et Tom Malmendier se sont interrogés sur la matière qu’ils souhaitaient en extraire. Spontanément, il leur est apparu que de nombreuses composantes de la cour de récréation pouvaient – au-delà des éléments évoqués ci-dessus – être de précieux « combustibles chorégraphiques » : le jeu, les relations, les asymétries, l’anarchie relative, les enjeux de pouvoir et de domination, sans même parler de « l’animalité » qui se réveille parfois chez les enfants, dans les interactions qu’autorise – ou qu’impose – la cour de récréation.

    Réhabiliter les enfants dans leur intelligence

    En outre, dès les prémices de la création de 10:10, Caroline Cornélis et son équipe ont souhaité envisager la possibilité que la philosophie puisse servir d’outil permettant aux enfants de faire émerger les questions que susciterait en eux le spectacle. Désireux de pouvoir dépasser le stade du « j’aime/j’aime pas », du « c’était chouette » ou du « j’ai rien compris », la volonté est apparue de s’appuyer sur l’intervention d’un philosophe pour enfants, à qui a été demandé de former les interprètes à ce mode très particulier de médiation. Ce faisant, des « bords de scène philo » seront proposés après le spectacle, au gré desquels les enfants seront invités à formuler des questions, à partir de leurs perceptions et impressions. Forts de cette conviction, commune aux artistes et au philosophe, quant à l’intelligence des enfants, les artistes vont se voir « outillés » d’un dispositif leur permettant de réhabiliter les enfants dans leurs aptitudes de pensée.

    En privilégiant un cadre dans lequel l’intention des artistes sera « seconde » par rapport aux perceptions de leurs jeunes spectateurs, le spectacle offrira une opportunité d’échange et de réflexion avec les enfants. L’objectif ne sera plus de « s’assurer » de la bonne compréhension du spectacle, mais bien plutôt de s’appuyer sur celui-ci pour mettre le doigt sur la façon dont il résonne dans le vécu des enfants. La philosophie pourra de cette manière être à son tour un outil propice à cette « appropriation » évoquée précédemment. Dans ce contexte d’échange philosophique à partir d’une œuvre artistique, celle-ci s’apparentera progressivement, pour les enfants, à un exercice d’émancipation, commun à l’art et à la philosophie. De cette façon, comme le suggère le philosophe Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé, l’émancipation consistera en cet effort particulier qui peut amener les spectateurs – enfants ou adultes –, à partir d’un spectacle, à pouvoir « jouer le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’histoire et en faire leur propre histoire »2.

    La compagnie Nyash a récemment été reconnue par un contrat-programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles, après avoir durant de longues années creusé son sillon dans le champ de la danse pour le jeune public. Créée il y a une dizaine d’années par Caroline Cornélis, Nyash s’est fait connaître – et reconnaître – par plusieurs spectacles. Les plus récents, Terre Ô et Stoel ont connu une large diffusion. Avec 10:10, elle fait à nouveau preuve d’une certaine audace, en jetant une lumière sur cet endroit trop souvent cantonné aux angles morts du regard et de la pensée : la cour de récréation. En réservant une place de choix au dialogue philosophique avec les enfants, elle fait en outre le pari que le langage des corps et celui de la pensée pourront se conjuguer, au bénéfice de la sensibilité et de l’intelligence des jeunes spectateurs. Comment ne pas saluer une telle démarche ? •

    1 Delalande, Julie. « La cour d’école : un lieu commun remarquable », Recherches familiales, vol. 2, no. 1, 2005, pp. 25-36.
    2 Rancière, J. Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, pp. 28-29.
    Formé à la philosophie pour enfants à l’Université Laval de Québec, Gilles Abel travaille depuis plus de 15 ans en Belgique dans ce domaine. Il enseigne également en haute école la didactique de la philosophie et de la citoyenneté.
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