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    NDD#72 Bruxelles-Casablanca | Ouvrir les espaces en soi et à l’autre

    Radouan Mriziga 8, répétitions © Laura Van Severen

    Par Sylvia Botella

    Casablanca a brillé de tous ses feux en février dernier dans le cadre du festival Moussem Cities : Casablanca à Bruxelles. Et sa danse contemporaine plus encore… comme une singularité radicale, aujourd’hui illimitée.

    « Voyez-vous l’incandescence de la danse contemporaine marocaine ? » À cette question, nous osons répondre : oui ! Et grâce au festival Moussem Cities : Casablanca, nous le pouvons en découvrant, du Kaaistudio’s au Decoratelier, les pièces de danse The Architects de Youness Atbane & Youness Aboulakoul, 8 de Radouan Mriziga, Folkah! de Meryem Jazouli ou même les documents de Body Dialogue de Youness Khoukhou (la pièce qui n’a finalement pas eu lieu). Voir et lire ces œuvres donnent une certaine image d’une danse en devenir, exigeante, vive, inventive et poussée à une incandescence autant heuristique que plastique.

    Perspectives

    Au festival Moussem Cities : Casablanca, le geste de danse traverse et transmute les espaces et la géométrie (8), les vues et les récits, pour révéler avec justesse l’être contemporain dans la danse ancestrale « guedra » (Folkah !), mais aussi la nature, le marché de l’art et la crise (The Architects), le microcosme et le macrocosme (Body Dialogue). Par leur obsession des liens auxquels ils donnent de grands pouvoirs de révélation, les chorégraphes scrutent les mystères du monde et de l’humain pour en sonder et en exposer les sommets et les tréfonds, et en extraire un paysage, un rythme, une musicalité et les plus belles perspectives. Le mot « perspective » est important et le chorégraphe Radouan Mriziga lui donne une portée originale. En évoquant son travail, il confie : « Je dis toujours que la première forme d’art à laquelle j’ai été en contact, c’est la géométrie. C’est un art abstrait passionnant. Même si l’architecture me fascine, c’est la chorégraphie qui m’intéresse. J’aime voir la ville par le prisme de la danse. Ce que j’aime dans l’architecture et la danse, c’est le fait de créer un objet de design pour quelqu’un d’autre et à l’usage de tous ». Dans 8, Radouan Mriziga pulvérise les murs de ce terme issu de l’urbanisme pour inventer, à partir de la polyrythmie, une danse et une partition à la fois très structurée et ouverte à l’imprévu : les danseurs en captent les gestes en même temps qu’ils les transforment jusqu’à l’épuisement, parfois. La danse agit comme une opération de métamorphose, formelle et fictionnelle. Elle ouvre aux puissances de l’infini. Il faut aussi voir dans leurs recherches la marque des crises et des contrastes, restant à vif, voire violentes et tragiques dans nos sociétés. Les exigences de la quête de Youness Atbane et Youness Aboulakoul en questionnant le lien entre objet, marché de l’art et crise, rendent leur pièce The Architects féroce. Comment la crise revalorise-t-elle un objet ?

    Dans The Architects, tout y est inextricablement enlacé formellement – et indissociable – par la fiction, le jeu, le bidouillage direct et révélateur. Il n’y a aucun étalage d’effets, mais bien au contraire une quête incessante et bouleversante des causes de la spéculation à travers la recombinaison de l’objet (petit matériel, plante, chaise, livres, lampe et vice versa) par l’artiste. « Dis vite, les traders ont clairement contribué à la crise financière de 2008. Ils ont leur part de responsabilité dans la crise. Beaucoup se sont enrichis. On a tous en tête les images des traders licenciés, repartant avec leurs cartons remplis d’objets dérisoires. Cela nous intéressait de créer des œuvres d’art à partir de ces objets : de les combiner et de les recombiner, jusqu’à les pousser à bout. Nous nous sommes également beaucoup inspirés de figures telles que Jeff Koons et Paul McCarthy qui créent plus ‘pour la forme’. » Il y a là la puissance d’un tissage simplifié (ou extrêmement sophistiqué) : révéler « par la forme » ce qui est créé « pour la forme ». Ce qui coïncide pleinement avec l’intelligence redoutable du marché de l’art.

    Entraves à la mobilité

    Enfin et peut-être d’abord, à l’heure d’une certaine création anémiée (ou formatée), il est possible de déceler dans les œuvres proposées à Moussem Cities : Casablanca les ambitions d’une génération d’artistes exigeante, apte à trouver des parades aux financements aléatoires et à prendre ses responsabilités face aux visas délivrés trop tardivement ou aux séjours express. « Les visas des danseurs ont été délivrés une semaine avant l’ouverture du festival. Je devais annuler les représentations de Body Dialogue au Kaaistudio’s », explique Youness Khoukhou. « Nous ne pouvions pas créer décemment un spectacle en sept jours. Cela aurait mis en péril la qualité de la création et fragilisé grandement les danseurs qui sont dans un processus d’apprentissage dans le cadre du projet Objets chorégraphiques lancé par l’espace Darja. C’était dire non aussi à une situation qui devient de plus en plus intenable. La mobilité entre le Maroc et l’Europe est de plus en plus difficile. Les artistes marocains doivent tout justifier, prouver qu’ils ne sont pas des terroristes ni des potentiels réfugiés. Cela brise les élans, tue les motivations. Cela nuit aux œuvres. Car au lieu de créer, nous passons souvent notre temps à sauver des situations, à résoudre des problèmes. Je suis un créateur. Je veux qu’on programme une de mes pièces dans un festival parce qu’elle est intéressante ! Pas parce que je suis un artiste marocain qu’il faut encourager. » Échec politique ? Point d’interrogation éthique ? Cette profonde mise en question de la mobilité se prolonge dans la décision de Maria Daïf, directrice générale de la Fondation Touria & Abdelaziz Tazi et de l’Uzine de refuser l’invitation de son partenaire Moussem Nomadic Arts Centre en signe de protestation face à une mobilité entre le Maroc et l’Europe qu’elle juge « dangereusement réduite » et contraire « aux valeurs de partage » qu’incarnent les acteurs et actrices culturels.

    L’incandescence d’une scène de danse, c’est le scintillement de la lumière qui illumine le futur et embrase la vision de notre présent. La scène de danse de Casa est de celles-là. Elle est la BIENVENUE ! #supportcreativity •

    Wallonie-Bruxelles International (WBI), l’Agence de coopération APEFE et l’AWEX fêtent le Maroc en 2018.
    Sylvia Botella est critique indépendante et assistante chargée d’exercices en Master en Arts du Spectacle vivant à l’ULB.
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