Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#71 Pierre Droulers, contempla(c)tif

    Par Jean-Marc Adolphe

    Sunday (éd. fonds Mercator) est bien plus qu’une simple monographie sur Pierre Droulers. Il s’agit d’un livre d’artiste aux nombreux témoignages et illustrations. Retour sur le parcours du danseur chorégraphe.

    Il faut un printemps à tout. Les 8 et 9 mai 1976, Bruxelles voit la première apparition publique, sur la scène du Théâtre 140, du groupe Triangles, lors de deux journées délurées, intitulées « VIVRE À 20F AU 140 ». Pour 20 francs de l’époque (l’euro est encore loin), les spectateurs ont droit à deux jours de jazz, de pop, de folk, et… de danse, à cheval entre le 140 et les Halles de Schaerbeek. « Les “freaks”, les “beatniks” et la “young generation” étaient bien représentés », commente alors le critique de La Dernière Heure, et tous ces « jeunes aux cheveux longs arrivés en masse y auront “pris leur pied” (expression à la mode pour dire qu’on se sent bien) », y compris pour la performance du People Show de Londres, « une bande de cinglés, de tarés, de dégénérés »1. Il n’est dit mot, en revanche, du groupe Triangles, que l’affiche du 140 présentait comme « ballet actuel ». De fait, avec Désert, Pierre Droulers, en fin de formation à Mudra, signait là sa première pièce, « mi danse-mi drame, où la parole, matrice du cri et du chant, rencontre de façon directe et comme végétale le corps en mouvement. » 2 L’année suivante, en 1977, c’est au Théâtre de Poche, à Bruxelles, qu’est créée Dispersion, avec Diane Broman, Juliana Carneiro da Cunha et Nicole Mossoux. La presse parle de « théâtre physique ». La danse contemporaine est encore sans nom. En France, le concours de Bagnolet a allumé ses premiers feux en 1968, mais la « nouvelle danse » est encore en phase de rodage. Il faut attendre 1976 pour qu’y soit primé Dominique Bagouet, puis en 1978, Maguy Marin. En Belgique, Hugo de Greef lance le Kaaitheaterfestival en 1979 ; Anne Teresa De Keersmaeker signera sa première chorégraphie, Fase, en 1982. Ce bref rappel pour indiquer à quel point la réputation de « pionnier » de Pierre Droulers n’est pas usurpée, d’autant qu’après Désert et Dispersion, il poursuit en toute liberté un chemin d’explorations, en compagnie de Steve Lacy, génial saxophoniste et improvisateur avec qui naissent trois pièces, entre 1979 et 1981 : Hedges, Tao et Tips. Mais bien d’autres rencontres nourrissent ce parcours naissant. Jerzy Grotowski, dont il va suivre le « laboratoire » en Pologne. Les musiciens de free jazz et les poètes de la beat generation qu’il préfère suivre à New York après avoir déserté le studio de Merce Cunningham. Sheryl Sutton, interprète du Regard du Sourd, de Bob Wilson, avec qui il crée Tao. Les musiciens de Minimal Compact, qu’il embarque dans Pieces for Nothing (1982). Le prodigieux Winston Tong, du groupe Tuxedomoon, avec qui il crée Miserere. Etc., etc.

    Mai 2017, Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Au second étage de La Raffinerie, où l’activité sucrière de jadis a cédé la place aux studios et aux bureaux de Charleroi danse, une vingtaine de tables accueillent l’exposition éphémère (photos, carnets de notes, dessins, partitions, objets divers…) d’une œuvre à présent déposée : 40 années au cours desquelles le printemps initial a diablement bourgeonné. L’archive ainsi étoilée a longtemps occupé l’espace de l’ancienne salle des machines de La Raffinerie. Un temps de suspension, au cours duquel Pierre Droulers a trié et maintes fois déplacé les matériaux présents, pour trouver le fil d’un livre de mémoires vives, paru depuis lors aux éditions du Fonds Mercator (voir encadré ci-dessous). Plus qu’en archiviste, c’est en chorégraphe que Pierre Droulers a distillé cette matière, selon une « méthode » qui peut qualifier l’ensemble de son processus de création : « les choses se fabriquent à travers le dépôt, l’oubli, et ce qui persiste », disait-il ainsi à l’époque de MA (2000).

    Après les pièces du début (jusqu’à La Jetée, 1983, et Miserere, 1984), Pierre Droulers se contente de trois duos (Midi Minuit, avec Adriana Borriello, Face à face avec Michèle-Anne De Mey, et Remains, où il retrouve Steve Lacy), et participe en tant qu’interprète à la création de Ottone, Ottone, d’Anne Teresa De Keersmaeker. Mais à partir de 1991, le chorégraphe s’engage dans des pièces plus amples, de Comme si on était leurs petits poucets (1991) à Soleils (2013). On cherchera en vain à définir un « style de danse » qui serait la marque de fabrique de Pierre Droulers. « Ce qui danse », dit-il, « c’est la façon dont on se relie à une personne, à un matériau, à un son. Je réfléchis plutôt en termes de rêve de matière qu’en amalgame d’ossature. » Au début, dit-il, « je fonctionnais à l’instinct, à l’intuition. »3 Avec l’énergie d’un danseur qui, progressivement, devient plasticien des espaces qu’il compose. La mort de son père, le peintre Robert Droulers, en 1994, a peut-être eu un rôle décisif. En même temps que Pierre Droulers séjourne dans l’atelier de son père, à Saint-Rémy-de-Provence, qu’il envisage de transformer en lieu de résidences artistiques, il renoue le contact avec Michel François, dont l’atelier bruxellois et le jardin attenant, rue de Bens, ont été le foyer de nombreuses rencontres et conversations. Après Mountain/Fountain (1995), conçu avec Michel François, c’est avec Ann Veronica Janssens que Droulers crée, l’année suivante, De l’air et du vent. Et la collaboration se poursuit autour de MA, en 2000.

    Michel François et Ann Veronica Janssens, parfait binôme aux yeux de Pierre Droulers : « C’est l’action, la fabrique d’un côté, et, de l’autre, c’est la contemplation, éveiller des choses qui sont déjà là. L’économie du peu et l’économie de l’action. Ce tandem est toujours un moteur de mon travail. »4 Pierre Droulers est, en effet, un actif-contemplatif. Un alchimiste qui fait creuset commun d’énergies dissemblables. L’ascétisme de Beckett et la profusion de Joyce. Grotowski d’un côté, et Bob Wilson de l’autre : « L’un exténue le corps pour une interprétation simplifiée. L’autre ralentit le corps pour une perception accrue de l’espace et du temps. »5 Un voyageur d’intensités qui se nourrit tant des lumières ouatées du Nord que des couleurs plein soleil du Sud, Provence ou Italie. Du Brésil il a goûté l’énergie exubérante, sur fond de rythmes du candomblé. Au Japon, il s’est laissé bercer d’ombres : « Comment vit la lumière entre ces deux polarités ? Je suis fasciné par ces deux pays et par les oppositions qu’ils incarnent. »6

    Et une autre pluralité reste à l’œuvre. Comme l’écrit Hans Theys à propos des sources qui constituent l’œuvre de Droulers et le livre qui en résulte, « il n’est pas question d’un seul artiste ici, mais d’un groupe d’artistes – en évolution constante – qui apportent, chacun, leur personnalité et leur approche et qui, par leur rencontre, engendrent une nouvelle forme spécifique. »7 En mai 2017, à La Raffinerie, on a ainsi pu voir Les Beaux Jours, un solo inspiré par l’œuvre du peintre Balthus, successivement dansé par Katrien Vandergooten, qui l’avait créé en 2011, puis par Malika Djardi : une même précision de lignes, pourtant infusée dans deux interprétations sensiblement différentes. « Danseur » : ce sobre intitulé donné par Pierre Droulers à une programmation qu’il a conduite de 2013 à 2016, à la codirection de Charleroi Danses, vaut comme constellation de singularités, où respire l’être-là de chacun.e. « Le collectif comme chœur et l’individu comme lien », disait-il lors de la création de Multum in parvo (1998), conçu à partir de 25 solos. Une danse comme flânerie de corps dans le tumulte du monde, mais flânerie agitée, physique, traversée par un impossible repos. Ainsi va Pierre Droulers qui, loin d’être arrivé au terme du chemin, confiait voici peu sur Facebook : « Je suis en train de remonter la compagnie puisque j‘ai fini mon travail avec Charleroi danse depuis décembre dernier. Je prépare de nouveaux projets ; je vous tiens au courant très bientôt. » •

    1 La Dernière Heure, 13 mai 1976.
    2 Programme du Théâtre 140, mai 1976.
    3 Propos recueillis par Marion Rhéty, « Traversée »,
    document de travail, 2011.
    4 Ann Veronica Janssens, Michel François, Pierre Droulers, « Conversation », in Sunday, p. 165, Fonds Mercator, 2017.
    5 Pierre Droulers, in Sunday, p. 49, op. cit.
    6 « Une danse entre l’effacement et la rage », propos recueillis par Guy Duplat, La Libre Belgique, 7 mai 2013.
    7 Hans Theys, « Les jours de la semaine », in Sunday, p. 280, op. cit.
    Jean-Marc Adolphe est critique et essayiste. Il est le fondateur de la revue mouvement.

    Pierre Droulers, Sunday

    En 432 pages, Sunday (titre qui se souvient peut-être des dimanches familiaux passés dans l’atelier du père, le peintre Robert Droulers) est un « livre d’artiste », bien plus qu’une simple monographie. L’ouvrage conçu par Pierre Droulers (avec Fabienne Aucant, Arnaud Meuleman, Sophie Kokaj) n’est certes pas exempt de textes, accompagnants. Mais Hans Theys déserte le terrain de l’analyse pour livrer un témoignage personnel. Au lieu d’un docte exposé sur danse et arts plastiques, la conversation entre Droulers, Ann Veronica Janssens et Michel François est gorgée de vie (et d’anecdotes). Et Tarquin Billet restitue avec force humour les péripéties de « l’administration » d’une compagnie de danse évoquée comme une « auberge espagnole ». Transposant en mise en pages (graphisme élégant d’Ousseynou Salla) la « mise en espace » de son archive à La Raffinerie, Droulers a composé Sunday comme une suite iconographique qui fait palpiter la généalogie et la mémoire vive d’une œuvre affûtée de rencontres, de voyages, de lectures, de lumières. Beaucoup de visages, parfois réunis dans de singuliers vis-à-vis (Johnny Rotten et Arthur Rimbaud, Joyce et Beckett), des paysages, des photos de spectacles étonnamment vivantes… Sunday foisonne et respire. J-M. A.

    Pierre Droulers, Sunday, coédition Charleroi danse / Fonds Mercator, 432 pages, 29,95 €. www.fondsmercator.be
    0

    Le Panier est vide