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  • Nouvelles de danse

    NDD#67 Descendre dans la nuit du corps

    Recherche pour C’est ici que le jour se lève d’I. Soupart © Danny Willems

    Par Eléonore Valère Lachky

    J’ai rencontré la méthode GDS en tant que patiente, pour un problème de lombalgie en 2010. Frappée par la force des images et la justesse du vocabulaire utilisé, je me suis engagée dans une recherche auprès de Bénédicte Struyf, ma thérapeute, fille de Godelieve Denys-Struyf, fondatrice de la méthode dite des chaînes musculaires et articulaires.

    J’ai rapproché ses enseignements à ma pratique chorégraphique par le biais de différentes productions. Mon expérience la plus récente fut la création de C’est ici que le jour se lève, au Théâtre Le Public en octobre 2015. Cette pièce, qui se situe aux confluents de la danse et du théâtre, est inspirée d’un texte écrit par Sam Touzani et Rolland Westreich. Elle est conceptualisée, mise en scène et chorégraphiée par Isabella Soupart. On y retrouve un couple à un point charnière de son histoire, où la question du désir se déploie dans toute sa complexe démesure. Karim et Klara se sont aimés passionnément, jusqu’au jour où…

    Klara, l’incandescence et le spleen

    Il se dégage une forte physicalité, une forte sensualité du texte original. Le travail qui a été réalisé au cours de la création, de mon point de vue de danseuse, fut de s’emparer de cette dimension physique et sensuelle pour en livrer une incarnation dansée. Faire parler le corps aux endroits où le verbe ne peut retranscrire toute la multiplicité (la duplicité ?) du sentiment. Sous l’impulsion d’Isabella Soupart, certains passages sont alors devenus des parties dansées.
    J’ai travaillé à la physicalité du personnage de Klara en basant mon approche sur une intégration des organes dans l’écriture du mouvement. Cette démarche me semblait particulièrement appropriée ici, car toute la pièce s’organise autour du « ressenti » des personnages. Cette matière organique qui nous habite, je la ressens très liée à l’émotion, dans tout ce qu’elle a d’obscur à elle-même, de foudroyant. Les organes sont la chair palpitante de notre vécu.
    Cette démarche d’intégration des organes dans le mouvement dansé diffère selon les danseurs, mais elle débute le plus souvent par la visualisation d’un organe en particulier ; son volume, son énergie, son « humeur ». Il s’agit avant tout de « sentir » la présence d’un organe. Faire cet acte-là, c’est faire une sorte de pèlerinage vers soi-même.

    De l’intensité du faire à l’intensité de l’être

    Cette notion d’intensité de présence, que j’ai beaucoup abordée avec Bénédicte Struyf, a provoqué une sorte de petite révolution dans mon parcours. En effet, cette chose qu’est l’intensité, je l’ai longtemps vécue comme une intensité du muscle. Soit dans sa contraction, soit dans son étirement, ou encore dans l’intensité de l’effort cardiaque. Pratiquer cette qualité de présence m’a fait sentir que le « fort » n’était pas nécessairement synonyme d’effort ou de labeur, mais que le corps savait aussi communiquer ; habiter son corps, c’est être intensément présent dans sa chair, y compris dans ses organes.
    Ceci m’a amenée à repenser la notion de présence scénique. Au-delà de l’idée de projection, la présence scénique est aujourd’hui pour moi une présence à soi, qui s’étend, se prolonge au-delà des limites du corps et devient une présence au monde, une présence à l’autre.
    De cette prise de conscience de l’organe découle une procédure que chaque danseur développe pour lui-même. Aller dans l’organique, c’est pour moi descendre dans la nuit du corps. C’est épouser sa part d’ombre. C’est reconnaître la chair dans tout ce qu’elle a d’impérieux, de périssable, d’instinctif et de sauvage. C’est reconnaître en nous les « puissances intraitables » dont nous sommes faits. S’aventurer dans ces mers intérieures, c’est pénétrer un monde sans limite, indéfini, à la temporalité étrange et instable.

    Recherche pour C’est ici que le jour se lève d’I. Soupart © Danny Willems
    L’éclairage de la GDS

    La GDS m’a appris à intégrer de façon plus saine et plus efficace l’organe dans ma danse, car elle replace toujours chaque élément du corps dans sa réalité physiologique ; elle rappelle sa fonction et sa place au sein d’un système corporel appréhendé dans sa globalité.
    Le système des organes ne fait pas partie du système locomoteur (muscles, ligaments, squelette). Les organes ne sont pas conçus pour créer des mouvements « à l’extérieur » du corps. Ils bougent, certes, dans un mouvement de va-et-vient qui reproduit, comme une mémoire, leur développement ontogénétique. Mais ils n’ont pas de fonction locomotrice à proprement parler. Pourtant, la présence de ces « animaux intérieurs », leur masse, leur tonus et leur vitalité influent sur la qualité de nos mouvements.
    L’expérience m’a mise devant certaines évidences. En tant que danseuse, je ne peux pas « m’adresser » aux organes comme je m’adresse au système locomoteur. Le système locomoteur a une promptitude de réaction bien plus vive, bien plus « ajustée » aux exigences du timing scénique. Il me semble extraordinairement généreux et disponible. De fait, la pensée est en lien direct avec la musculature volontaire. Par contre, les organes ont une qualité de réponse bien plus imprévisible, changeante. Je les trouve lunatiques.
    À un moment donné de mon parcours, il m’est alors apparu étrange, presque contre-nature de vouloir utiliser les organes pour l’écriture d’une gestuelle chorégraphique. De les faire « monter » sur scène, de les « plier » aux exigences temporelles d’une représentation. Pourtant, ce qu’ils apportent de profondeur au mouvement me semblait toujours aussi indéniablement précieux.

    La danse de l’ours et du cheval

    Pour illustrer cette sensation, j’aimerais utiliser une métaphore. Si on dit « dresseur de chevaux », on ne dit pas « dresseur d’ours ». En effet, les dresseurs d’ours n’existent pas, car il est impossible de dresser un ours. On dit « montreur » d’ours. Tout comme avec les ours, on ne peut rien négocier, ni rien exiger des organes. On ne peut approcher cette matière sauvage avec un esprit dirigiste ou avec une idée de « but ».
    Le cheval, lui, est cet animal élégant, doué de mémoire, qui apprend, reconnaît et sait élaborer un geste construit et architectural, en collaboration avec le cavalier qui le monte. Ces difficultés m’ont donc rendue particulièrement attentive aux enseignements de la GDS.
    La méthode des chaînes musculaires et articulaires m’a appris à toujours utiliser les organes en combinaison avec le système squelettique. Jamais seul. Ce conseil est d’abord d’ordre thérapeutique, mais il s’avère aussi tout à fait utile de mon point de vue de danseuse. La clarté et la précision propres au squelette/cheval offrent un cadre à cette « matière ourse ». La nature formelle de l’os offre un espace-temps où la matière organique peut s’exprimer, sans risquer de nous happer, de nous engloutir… dans ses entrailles !
    En créant un système d’utilisation corporelle combinant le squelette et les organes, on arrive à une physicalité où l’organique colore le mouvement de sa dimension particulière. Il apporte un trait d’archaïsme, de mystère, dans un geste pouvant être par ailleurs très sophistiqué. Il résout les problèmes de timing et orchestre une sorte de va-et-vient entre le mou et le dur, entre le pré-verbal et l’architectural, entre le conscient et l’inconscient.
    J’aime ce que les organes apportent d’incontrôlable dans une pratique qui a tout à voir avec la préméditation. C’est convoquer une dimension plus grande que soi. Et c’est accepter aussi la possibilité qu’elle n’advienne pas.

    Vers une luminescence du geste

    L’enjeu, et la difficulté, de cette démarche d’intégration de cette pratique somatique à une pratique chorégraphique consiste selon moi à conserver l’authenticité issue de l’exploration somatique et de « publier » cette intériorité vers l’extérieur.
    Il s’agit d’élaborer une procédure permettant l’élaboration d’un geste éloquent et communicatif, sans trahir l’honnêteté surgie de l’exploration somatique.
    Sous prétexte d’authenticité, on risque souvent de maintenir le travail dans une forme expérimentale, voire hermétique ; on ne dépasse alors pas le stade de l’introspection. Ceci aboutit à des matériaux chorégraphiques systématiquement lents, petits, énigmatiques, et à une étroitesse stylistique certaine.
    Voici pour moi le véritable enjeu de cette démarche d’intégration : établir un lien ténu entre profondeur et extérieur ; faire de l’expérience privée une expérience commune et artistique.
    Le travail du metteur en scène est, à cet endroit du processus, tout à fait crucial ; ce sont ses indications, ce regard porté de l’extérieur, qui permettent d’amener le geste à « hauteur de public ». Il s’agit pour moi d’une véritable et nécessaire mutation.
    Le regard dramaturgique et aiguisé d’Isabella Soupart m’a permis de formuler un vocabulaire en profonde cohérence avec l’ensemble du récit, d’entrer en résonance avec un « monde » particulier.
    C’est cet entrelacs des flux qui donne au geste son éloquence, son charisme, son identité. Sa « patine théâtrale ».
    La physicalité de Klara est issue d’un travail d’alternance et de corrélation entre la nuit du corps et sa lumineuse expression. •

    Éléonore Valère-Lachky a étudié la philosophie à Paris X et est diplômée de PARTS. Danseuse et chorégraphe, elle a travaillé entre autres avec Ultima Vez, Needcompany, Michèle Anne De Mey, Louise Vanneste et Isabella Soupart. Elle s’est intéressée aux pratiques somatiques dès le début de sa carrière.
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