NDD#66 L’enfant spectateur
Par Marie-Hélène Popelard
Toute œuvre trahit, selon son niveau d’exigence et de résistance à l’air du temps, un présupposé politique. Notre hypothèse est que l’émancipation des spectateurs dépendra de la capacité renouvelée d’une culture moribonde à lutter contre l’infantilisation des êtres humains par une adresse à la part d’enfance sauvée que chacun porte en soi.
Perception et production enfantine des œuvres d’art
Les classifications par âge mais aussi par sexe et, bien sûr, par classe produisent un ordre à l’intérieur duquel chacun doit se tenir à sa place. De même que les divisions entre les âges sont souvent arbitraires, les aspirations, les centres d’intérêt, les capacités de compréhension du monde ne sont pas non plus distinctement tracées. En effet, un spectacle qui s’adresse à des tout-petits s’adresse aussi aux adultes qui les accompagnent et se laissent subjuguer par ces bébés qui ne comprennent pas, mais prennent. Le son des instruments, des voix, les couleurs, les matières, les timbres des instruments, la musique des mots, l’angoisse, la violence, l’amour – ils prennent.
Dans L’ordre caché de l’art, l’historien de l’art et psychanalyste Ehrenzweig1 explique que la perception du jeune enfant est d’abord syncrétique avant de devenir analytique et critique vers sept ans. Plus libre, la perception syncrétique est aussi plus précise. Nous pouvons juger de la ressemblance d’un portrait de Picasso même s’il jette pêle-mêle tous les détails d’un visage, le plus arbitraire des portraits devenant parfois le plus ressemblant. Là où l’attention de l’adulte est attirée vers les caractéristiques qui sautent aux yeux ou aux oreilles, tandis que les autres se perdent dans un fond insignifiant, la vision de l’enfant est plus pénétrante pour traiter les structures complexes d’une œuvre d’art avec impartialité.
Rationalisation et normalisation
La rationalisation de la perception, où se lit la perméabilité de l’enfance aux injonctions de l’adulte (« qu’est-ce que ça représente ? »), n’apparaît que bien plus tardivement. L’école et la famille accroissent les pouvoirs de l’esprit objectif sans vraiment compenser ce passage par une pédagogie de la rêverie et de la création.
Les signes descriptifs l’emportent bientôt sur les symboles archétypaux. Le gribouillis, circulaire, ondulant, linéaire, ponctiforme qui constituait un exercice moteur, expérience gestuelle du pouvoir de marquage et d’empreinte, et la jouissance de cette expérience disparaissent. Là où ronds et traits fécondaient les bonhommes têtards, la main-soleil ou la fleur-soleil à l’intérieur d’un espace-réceptacle indifférencié, l’introduction de l’espace de la perspective canalise les énergies de l’imagination. Couleur et espace sont mis au service d’une image raisonnable, reconnaissable de l’objet dont on parle. Telle est la tradition profonde de l’art occidental qui privilégie la représentation sur la signification. Dès lors, quand s’éveillent ses facultés analytiques, l’enfant tend à déprécier ses anciennes habitudes, alors qu’il faudrait l’empêcher de les détruire. Reste que la spontanéité créatrice ne s’enseigne pas. Ce qui s’enseigne ne peut porter que sur des manières d’agir qui prépareraient l’enfant à réaliser activement la conciliation entre l’intuition syncrétique et le contrôle analytique.
L’enfant-spectateur et l’art contemporain
Si la très grande diversité des figures de l’enfance trouve un écho dans la très grande diversité des figures contemporaines en art, la bonne question n’est peut-être pas celle de savoir si le jeune enfant est l’interlocuteur idéal de l’art contemporain mais celle des raisons de la persistance d’une croyance qui soude ainsi le contemporain à la petite enfance. D’où vient cette nostalgie de l’âge d’or ? Ne risque-t-elle pas de fixer l’enfant et l’artiste dans l’enfance de l’humanité et de l’art ?
Le spectacle contre l’infantilisation de son public
La lutte contre l’infantilisme passe d’abord par le renoncement à l’infantilisation du public. Au cours du XXe siècle, l’infantilisation a pris deux formes : les politiques de démocratisation culturelle mais aussi, paradoxalement, la proposition ranciérienne de l’égale capacité des spectateurs. Toutes les deux au service d’une même cause, l’émancipation du sujet, mais par des moyens opposés, l’une choisissant la logique de l’explication, l’autre le postulat pragmatique et indémontrable de l’égalité des intelligences. Confrontant dans les deux cas le spectateur au risque de l’échec, qu’on n’attende rien de lui ou qu’on en attende trop. En nous détournant de ces deux logiques nous pouvons poser quatre principes au fondement d’une esthétique résistante à l’air du temps :
– La recherche d’une commune mesure dans la correspondance des genres et des registres d’expression qui se joue dans la transversalité de tout spectacle et non plus dans toutes les formes les plus œcuméniques des métissages.
– La responsabilité devant le legs des formes et des hommes, très loin de l’amnésie assumée de jeunes créateurs contemporains qui refusent de se situer dans l’histoire.
– La traque aux lieux communs, qui passe d’abord par un travail qui permette de lutter contre la corruption de la langue et du geste.
– Le rire révolutionnaire, qui suppose de renouer avec la modestie et l’exigence de qui s’adresse à des enfants. Le recours au comique permet à « la pensée balourde » (Brecht) de susciter son contraire, la pensée dialectique. L’enfant que nous abritons et auquel nous adressons notre geste pédagogique n’est alors plus le destinataire terrorisé d’une pédagogie verticale de l’explication mais le véritable professeur des ivresses révolutionnaires, toujours « en avant », selon l’expression de Rimbaud, face au « maître ignorant ».
Vers un grand public
Notre recherche, non pas d’une « culture élitaire pour tous », comme le souhaitait Vitez, mais d’une esthétique pour un grand public se donnerait pour mission d’élargir le public et d’en diversifier la composition tout en refusant la simplification à l’œuvre dans les spectacles dont la visée pédagogique est la mieux intentionnée. Elle s’adresserait à un public que grandit une part d’« enfance sauvée ». Ainsi pourrait-on espérer sur le modèle de « l’auteur comme producteur » de Walter Benjamin2 qu’un jour l’enfant-spectateur devienne le coproducteur du spectacle, d’une nouvelle langue comme de nouveaux rapports de production d’où disparaîtraient toutes les inégalités et où la résistance à la violence idéologique incarnée dans les habitus corporels et les lieux communs de la langue passerait par des expérimentations qui remettraient au goût du jour les jeux subversifs des carnavals populaires. •