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    NDD#65 Carmen Blanco Principal | Être au monde à corps perdu

    © Michel Cheval

    Par Claire Diez

    « Ce n’est pas la moindre valeur de l’art, et peut-être la plus singulière, que d’être le medium dans lequel se trouvent l’homme et le paysage : pouvoir montrer comment une symphonie fond ensemble les voix d’un jour d’orage et le bruissement de notre sang… et faire apparaître en même temps la matière dont elle est faite. Car il n’est pas indifférent de savoir si l’on brode avec de la soie ou de la laine… » Une pensée de Rainer Maria Rilke comme un miroir de Carmen.

    Tu dis : « Je ne suis ni chorégraphe, ni metteur en scène, ni musicienne, ni plasticienne, ni pédagogue. » Tu refuses les étiquettes. Tu es la somme de ces facettes. Ta seule préoccupation : l’inépuisable question de la condition humaine. Ta ressource : le corps physique, imprégné de l’extérieur – un jour d’orage – et de l’intérieur – le bruissement de notre sang. Un mystère, une lutte dont les mots ne peuvent traduire le besoin de respirer 1. Au commencement, ta page chaque fois est blanche. Tu te mets dans une situation de perméabilité extrême, et c’est ce que tu demandes aussi à ceux avec qui tu travailles. Tu oses tout et leur permets de tout oser. Sauf les faux-semblants. Une tricherie.

    Tu interpelles : « L’espace sur une scène, c’est le temps … » C’était du temps des Furieuses, nées de l’intimité avec le travail de Thierry Salmon. Avec Monika Klinger et Patricia Saive, tu prends à bras-le-corps, le corps tous les aspects physiques et concrets qui appartiennent à la scène. Puisant dans votre amour du cinéma et des arts plastiques, vous inventez une « manière », à la lisière du théâtre, de la danse et de la performance, du conscient et de l’inconscient, une manière où se tord le temps, où tressaille l’intime. Vos scènes sont neige, herbe et graines de bruyère. Puis, tu entres dans la ville. Cage à lion pour le corps à corps amoureux : c’est Slipping. Ring de boxe pour la fureur adolescente de vivre : c’est Clash. Hangar désaffecté pour révéler les blessures physiques du danseur : c’est Hurt(ing). Tu donnes une valeur à ce qui s’oublie, se néglige et se bat pour exister. Tu es une résistante.

    Tu questionnes : « Comment peut-on faire surgir la pensée intime dans un espace public collectif, comment faire s’interpénétrer des histoires, comment donner l’impression d’un accéléré, d’un ralenti, d’un flou, d’un gros plan, d’un plan qui s’élargit, comment entendre une voix off, intérieure, au milieu des voix extérieures, comment mettre en valeur un avant-plan puis le délaisser pour un arrière-plan alors que tous deux restent en lumière… ? » Tu façonnes dans l’espace les couches de musique, son, corps, voix, chant, regard, lumière. Tu cherches par tous les chemins à percuter la juste sensation…

    Tu transmets. Angélique 2 dit de toi : « Carmen se positionnait en tant qu’artiste et posait des actes – et non des gestes – artistiques en utilisant les différentes disciplines auxquelles elle avait accès. Elle regardait librement par plusieurs fenêtres. Terre-à-terre, confiante, elle ne lâchait jamais. De manière très organique, elle creusait.  » Qu’avez-vous à dire ? Votre art est en vous  » ». Danseurs, circassiens, performeurs, jeunes du théâtre ou du hip hop, ados ou voisins… Tu as ce don d’ouvrir chacun à sa propre voie artistique… avec de la soie ou de la laine… T’importe tellement l’étoffe dont chacun est fait. Brute, délicate ou enchevêtrée. Tu stimules. « Il n’y a rien devant vous que vous ! »

    L’Isola delle Lacrime3. Entre concret et abstrait, tu funambules. Dans la pénombre sont suspendus des blocs de glace, comme éclairés de l’intérieur. Au cœur de chaque transparence brille un objet familier probablement aimé, immobilisé par un gel foudroyant qui révèle exactement le mouvement qui était le sien au moment de sa brusque captivité. Un événement a eu lieu. Mais un autre s’amorce. Chaleur et temps agissent sur la glace qui fond, larme à larme. Lentement, le dégel dissout la prison et ses attaches. Seul le temps détient le pouvoir de décider quel sera le moment du basculement. Soudain, la chute. La glace fragilisée vient se fracasser au sol, l’objet gît, à l’air libre, furieusement délivré. Prosaïque et nu. •

    Merci à Carine Demange, Véronika Mabardi et Angélique Willkie.
    1 Carmen Blanco Principal « L’amour, c’est une occupation de l’espace », par Veronika Mabardi, Scènes, semestriel de la Maison du Spectacle – La Bellone, n°19.
    2 Angélique Willkie, danseuse, chanteuse et chorégraphe, a travaillé en duo avec Carmen sur la 1re édition de Tremplin Hip Hop.
    3 Installation de Carmen Blanco Principal, créée en 2011 à la Raffinerie de Charleroi Danses où elle était artiste en résidence.
    Claire Diez a chroniqué la danse et le théâtre pendant 12 ans à la Libre Belgique. Elle est ensuite devenue dramaturge pour le Kunstenfestivaldesarts de 1997 à 2006, puis chez Rosas, pour de multiples projets aux Halles de Schaerbeek, à Charleroi Danses et pour le Tremplin Jeune Hip Hop.
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